La littérature de Zola est très cinématographique et a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses adaptations au cinéma. Tout comme Julie Deliquet, avec qui il a souvent travaillé et qui aujourd’hui dirige le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, Eric Charon aime l’alliance entre théâtre et cinéma. Il a choisi Zola pour l’aspect socio-politique de ses histoires mais aussi leur découpage quasi-cinématographique. Il a ici regroupé le septième et le dix-septième volume de la série des Rougon-Macquart, L’assommoir et La bête humaine.
Dans son adaptation, il a centré son propos sur ce qui lui semblait important dans les deux romans, l’importance de la condition sociale, la précarité de la condition ouvrière, la misère et le rôle de l’hérédité. Le récit suit les trajectoires de deux femmes, Gervaise et Séverine de leur jeunesse à leur fin tragique. Gervaise, véritable mère courage est entraînée dans sa chute par son mari Coupeau et son amour de jeunesse Auguste Lantier, père de Jacques, que l’on retrouve dans La bête humaine maudissant son hérédité pourrie par la misère et l’alcoolisme. Séverine, violée dans sa jeunesse par Grandmorin directeur des chemins de fer et mariée sans amour à Roubaud, croira avoir trouvé l’amour avec Jacques Lantier. Mais celui-ci emporté par ses pulsions la tuera. L’histoire, débarrassée de certaines péripéties, est rendue suffisamment claire pour qu’on passe sans difficulté d’un roman à l’autre.
Tout démarre, dans le hall du théâtre largement ouvert sur la rue, par la violente dispute entre deux lavandières Gervaise et Virginie. La première vient d’être abandonnée par son amant Auguste Lantier qui lui a préféré la sœur de la seconde. Entre injures et seaux d’eau qui valsent, un ouvrier zingueur Copeau, essaie de convaincre Gervaise de l’épouser. On est plongé au cœur d’un quartier populaire et miséreux où des musiciens de rue entament une chanson, tandis que tout se fait devant les yeux de tous. Les spectateurs entrent ensuite dans la salle disposée en bifrontal. Au plus près des acteurs ils peuvent sauter du mélodrame social de L’assommoir aux soubresauts de roman noir de La bête humaine. Le plateau se prête aussi bien à devenir la blanchisserie qu’a réussi à acheter Gervaise, avec des cordes tendues où sèchent les draps, que la salle où généreusement elle nourrit employées, voisins, son mari Copeau qui, devenu incapable de travailler a sombré dans l’alcoolisme et Lantier parasite revenu de ses escapades. Ce sera aussi le logement des Roubaud, la maison de la marraine de Jacques Lantier d’où l’on entend le train qui passe avec sa locomotive la Lison que Jacques « aime plus qu’une femme ». Les comédiens sont en costumes modernes nous détachant de l’époque de Zola pour nous inciter à penser à ce qui aujourd’hui encore nous rapproche du propos de Zola, la précarité, l’hérédité sociale, une justice de classe qui protège les puissants et enfin la domination masculine, puisque ce sont les femmes qui sont au centre de l’adaptation.
Deux musiciens sur scène, parfois même assis au milieu du public au premier rang, Maxime Perrin et Samuel Thézé créent un univers sonore qui évoque la rue, la blanchisserie, le train et accompagnent avec force l’émotion des spectateurs. Magaly Godenaire est bouleversante en Gervaise, que sa générosité et son courage n’ont pas sauvé de la déchéance, de la misère et d’une fin tragique. Zoé Briau révèle toutes les fêlures de Séverine (viol, mariage décevant) et passe de la peur qui la fige à la libération par l’amour puis à la déception. David Seigneur campe les deux Lantier, le père, rude et alcoolique, parasite sans vergogne et le fils en proie à ses troubles mentaux. Eric Charon incarne Copeau qu’un accident du travail va faire plonger dans l’alcoolisme et la misère. Aleksandra de Cizancourt complète une distribution homogène et convaincante.
De ce tableau de la condition ouvrière minée par la précarité, la misère et l’alcoolisme ressortent deux beau portraits de femmes qui se battent, en dépit de la solitude et de la domination masculine pour s’en sortir mais n’échapperont pas à la chute.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 15 décembre au Théâtre Gérard Philippe, 59 boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis – du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 15h30 – Réservations : 01 48 13 70 70 ou www.theatregerardphilipe.com
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