On entre dans le noir et une forte odeur de terre nous saisit. Le plateau en est recouvert, un groupe d’aveugles composé de femmes et d’hommes séparés par un axe imaginaire en occupe tout l’espace. Ils et elles sont assis ou assises sur des souches d’arbres. Nous sommes donc en forêt et il fait nuit, froid peut-être, surtout quand la brume tombe. Le groupe est épuisé, égaré ou pire abandonné, il attend le retour de son guide. Ils et elles le guettent mais seulement de l’ouïe car ils et elles sont aveugles. Corps entravés par leur cécité. L’aumônier de l’hospice les a conduits là mais s’est absenté en leur promettant de revenir. Depuis quand les promesses seraient-elles rassurantes ? La forêt bruisse de signes difficiles à décrypter, les membres du groupe sont inquiets voire angoissés. Deux femmes prient en boucle. Une autre tenant en ses bras un enfant sculpté dans le bois, crie à la nuit, celle du dehors comme celle du dedans. Deux hommes s’impatientent, l’un se veut confiant, l’autre retient sa colère. Un autre semble dormir alors qu’une silhouette au fond reste figée comme un vivant pétrifié… Au premier plan une jeune femme au visage trop parfait telle une vestale. Toutes les figures sont livides puisque masquées d’une crème blanchâtre et, à la place des yeux, des orbites noircis suggèrent leur nuit intérieure. La femme la plus vieille a des yeux tout blancs – regard d’outre-tombe ? Et si l’aumônier était déjà là, ce corps muet et figé dans la pénombre, sans vie ? Rien ne se passera sinon l’augmentation de l’angoisse et la progression lente et certaine d’une fatalité annoncée et inconnue. La mort hante les corps, rode au milieu d’eux…
Le drame de Maurice Maeterlinck (1862-1949) est d’une dramaturgie sombre et radicale. L’adaptation de la pièce et sa mise en scène par Clara Koskas vont plus loin que la mélancolie et le pessimisme qui nourrissait le symbolisme au XIXe siècle. D’une rigueur quasi absolue, le travail formel de Koskas est impressionnant. Elle nous met en présence d’un théâtre qui emprunte autant à la tradition japonaise du Butô qui sonde les douleurs profondes de l’âme humaine qu’à celle de l’absurde beckettien ou même du « théâtre de la mort » de Tadeusz Kantor. Ces/ses aveugles portent un drame plus grand que celui de ne rien voir venir. Bien que n’étant pas sourds ils et elles n’entendent aucune réponse à leur plainte. Délaissés, sans voie ni voix. Entre sacralité et spectralité grandit le vide d’une question existentielle livrée au désarroi de son propre écho.
Le jeu de la Compagnie Populo est tout entier orienté par une approche hiératique du personnage : masque sculptural des visages blanchis, longue tunique annulant une corporéité trop commune sous une plastique fantômale ; théâtre pictural et mystique qui articule l’abstraction du sens avec le palpable d’une inquiétante étrangeté préfreudienne. Sur la scène baignée d’une noire lumière, l’humain côtoie la marionnette, le vivant s’allie à l’inerte au point de s’y confondre. Gabrielle Arnault (en alternance), Suzanne Ballier, Mickaël Bourse (en alternance), Grégoire Chatain, Romain Firroloni (en alternance), Paul de Moussac, Léo Hernandez, Pénélope Martin, Angélique Nigris, Randa Tani, Diane Rumani (en alternance) jouent tous avec précision et justesse mais impossible de savoir qui est qui sous leur apparence anonyme et grimée. Le comédien s’impose un renoncement au soi.
Pour Maurice Maeterlinck, héritier du symbolisme, ces aveugles métaphoriques étaient les personnages d’un théâtre de l’âme, sortes d’idées dissimulées dans les ombres d’une caverne dont on ne sort pas faute de guide philosophe… Que faisons-nous là, nous qui devrions être ailleurs ? Pourquoi nous a-t-on abandonnés au milieu de nulle part ? Qu’allons-nous devenir ? Échapperons-nous à la catastrophe qui ronge l’époque ? Pour les symbolistes, l’art ne pouvait que traduire le « mal du siècle », un spleen idéaliste dû au désenchantement du monde après les temps héroïques ou romantiques. Ennui face au règne bourgeois de l’accumulation des richesses et du progrès technique, et dégoût de la question sociale que le réalisme faisait entrer en littérature. Maladie aristocratique ? État d’âme morbide d’une élite rentière ? Symptôme décadentiste ? En 1930, l’écrivain nobélisé et bientôt anobli fit l’acquisition à la pointe du Cap de Nice d’un palais à l’architecture démesurée qu’il baptisa Orlamonde en référence à l’un de ses poèmes, Les sept filles d’Orlamonde. À la dernière strophe, elles arrivent devant une porte : Voient l’océan par les fentes / Ont peur de mourir / Et frappent à la porte close / Sans oser l’ouvrir…
Mais aujourd’hui de quelle cécité serions-nous victimes ? De quoi la reprise d’une telle œuvre est-elle le nom ? Seule la mort reste d’actualité.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Du 05 au 28 mars 2023, du dimanche au mardi à 21 h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr
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