Après Très nombreux mais chacun seul, la Compagnie La Mouline poursuit sa réflexion sur la souffrance au travail et les moyens d’y échapper en résistant à la pression hiérarchique, aux discours des managers uniquement préoccupés par la productivité à court terme quelles qu’en soient les conséquences pour les travailleurs et l’environnement. Comment préserver sa santé, conserver ses valeurs et résister au néolibéralisme qui, avec sa novlangue, a envahi le monde du travail, telle est la question que soulève la pièce.
Jean-Pierre Bodin et Alexandrine Brisson ont rencontré sur le sujet des salariés, des syndicalistes, des médecins, des chercheurs et en particulier Christophe Dejours, fondateur de la psychodynamique du travail et spécialiste de la souffrance au travail. Cette fois ce ne sont pas seulement ses idées qui infusent dans la pièce, il intervient directement.
Un garde-forestier (interprété par Jean-Pierre Bodin) nous parle de son bonheur au travail que vient briser l’irruption de plus en plus massive d’impératifs néolibéraux avec une politique du chiffre qui se préoccupe peu de l’équilibre de la forêt et des valeurs défendues par les forestiers : préserver les arbres, la forêt et les espèces qui y vivent. Ces décisions managériales, la pression sur les salariés parfois accompagnée d’un chantage à l’emploi engendrent une souffrance qui peut conduire certains salariés vers la dépression voire le suicide, d’autant plus qu’ils se sentent isolés dans leur refus. Le chercheur (Christophe Dejours) intervient régulièrement, éclairant de façon théorique les propos du forestier, introduisant des concepts, comme l’acrasie qu’il illustre d’exemples et de références littéraires (Aristote, La Boétie et la servitude volontaire) et montrant que le problème touche tous les secteurs, y compris la médecine ou la recherche. Pour le chercheur, comme la bataille du travail est perdue et que le néolibéralisme a gagné le monde, il faut chercher comment reprendre la main. Pour les trois concepteurs de la pièce (Jean-Pierre Bodin, Alexandrine Brisson et Christophe Dejours) cela nécessite d’entrer en résistance, de désobéir « avec prudence et discrétion » tout en créant des formes d’entraide et en donnant une large place à la délibération, ce qui va dans le sens du progrès de la démocratie.
Les trois « comédiens » deviennent parfois musiciens donnant à voir le travail qui mène de la répétition personnelle au collectif dans l’exécution finale du morceau. Une bande son nous accompagne dans la forêt avec des chants d’oiseaux et le bruit du vent. Les vidéos somptueuses avec les feuilles des arbres qui frémissent, les troncs d’arbres noueux qui portent la trace des siècles, le gros plan sur l’œil d’un animal aux aguets ou sur des insectes, nous disent la beauté du monde que défendent ces forestiers.
Si on ne peut qu’être d’accord avec les questions soulevées par la pièce, quelques bémols méritent toutefois d’être soulevés. L’interaction entre la parole du sachant et celle du travailleur n’existe pas, la parole du chercheur est trop en surplomb des propos du forestiers, ce qui semble en contradiction avec l’objectif. Ensuite seules des formes de résistances « prudentes et discrètes » sont présentées comme si « les formes classiques de l’action politique et sociale étaient définitivement défaites et dépassées », ce que dit Christophe Dejours dans sa note d’intention.
En dépit de ces bémols, la pièce est engagée, intéressante et comme elle se poursuit par un débat, elle révèle chez les spectateurs des expériences souvent similaires et des attentes qui se discutent avec animation.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 22 janvier à l’Artistic Théâtre, 45 rue Richard Lenoir, 75011 Paris – mardi, vendredi et samedi à 20h30, mercredi et jeudi à 19h, dimanche à 16h – relâche le lundi et le samedi 21 janvier -Réservations : 01 43 56 38 32 ou www.artistictheatre.com
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