On pensait tout savoir sur l’inceste et comment cela détruit la vie de celle qui en est victime. Mais le livre de Christine Angot nous plonge au cœur de l’enfer de l’inceste. Elle tourne et retourne ce qui lui est arrivé, veut se souvenir, cherche à se remémorer avec une précision acharnée chaque détail, les lieux, les moments, sa rencontre avec son père alors qu’elle a douze ans et qu’il vient de décider de la reconnaître, sa découverte éblouie de cet homme élégant, brillant qui travaille à Strasbourg au Conseil de l’Europe, qui l’emmène en avion au Touquet et lui dit qu’elle est unique, qu’elle est la seule à qui il peut se confier. Très vite il l’embrasse sur les lèvres. Elle pense « inceste », mais n’ose rien dire. Elle pense qu’elle pourra le contenir, l’empêcher de franchir les limites mais le reste suivra, caresses, fellation, sodomie, pénétration. Sous emprise, elle ne sait pas comment réagir face à un homme qui argumente brillamment, qui promet. Elle le supplie d’avoir avec elle une relation normale de père à fille, il répond traditions des pharaons et lui dit qu’il lui fait gagner du temps. Elle voudrait parler à sa mère, mais n’y arrive pas. Même quand elle cesse de le voir elle continue à être sous emprise. Elle ne peut se débarrasser de la peur, de la honte face à sa naïveté, du sentiment de culpabilité dont parlent toutes les victimes de viol. Quand plus tard sa mère saura, elle ne portera pas plainte et quand Christine Angot ira elle-même au commissariat pour porter plainte, elle renoncera car si le policier qui la reçoit est plein d’empathie, il lui dit que ce sera difficile, qu’il n’y a pas de témoin. Tous ceux à qui elle a parlé, un ami de sa mère, son mari, n’ont pas su réagir comme elle l’aurait souhaité. La rage, la colère, le manque de confiance en elle ont dévoré sa vie, la conduisant à abandonner ses études, à devenir insomniaque et anorexique. C’est par la littérature qu’elle a pu s’en sortir. Quand son père en parfait pervers narcissique, lui écrit pour lui conseiller de faire roman de ce qu’elle a vécu avec lui, mais « à la façon d’un Robbe-Grillet », elle explose et dit «connard, pauvre con ». C’est l’écriture qui l’a enfin libérée et construite.

Stanislas Nordey, qui connaît et aime depuis longtemps les textes de Christine Angot, a très vite souhaité mettre en scène ce texte. En accord avec elle il a choisi de ne pas faire d’adaptation mais de garder son écriture, la violence des mots, et la structure du texte, alternant moments de narration et moments d’analyse. Au-dessus du plateau un grand écran vidéo situe les lieux, les dates, dont se souvient avec une précision clinique l’autrice. On y lit aussi le texte du journal qu’elle avait commencé puis abandonné avant de se mettre à l’écriture. Utilisant en même temps les acteurs au plateau et sur cet écran, le metteur en scène réussit avec une intelligence rare à nous plonger dans les dialogues des personnages ou dans la tête de Christine aux différents âges, parfois sous le regard de la Christine d’aujourd’hui qui, sur le plateau, analyse ce qui lui est arrivé. Trois actrices interprètent Christine aux différents âges. La jeune Carla Audebaud, visage parfois flouté sur l’écran comme brouillé par le mélange d’incompréhension et de colère qui l’anime, interprète avec une sensibilité à fleur de peau Christine de 13 à 15 ans. Charline Grand est la Christine de 25 à 45 ans. Main dans les poches, marchant d’un pas décidé, celle qui a naïvement pensé qu’elle pourrait changer la relation avec son père, tente de sortir de l’emprise et de construire sa vie. Enfin Cécile Brune incarne la Christine d’aujourd’hui, celle qui sait qu’on ne peut oublier et qu’il faut tout convoquer pour comprendre. Tous les autres acteurs sont parfaits. Pierre-François Garel est le père élégant, intellectuel arrogant et dominateur, maître dans l’art d’argumenter et parfait pervers, Julie Moreau est la mère, dont on devine les sentiments contradictoires qui l’ont animée et empêchée d’agir, Claude Duparfait a la sensibilité et l’impuissance du mari doux et résigné face à l’indicible.

Une mise en scène et des interprètes admirables pour un texte fort, celui d’une écrivaine que l’on n’a pas toujours voulu entendre.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 15 mars au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, 92022 Nanterre – mardi, mercredi à 19h30, jeudi et vendredi 20h30, samedi 18h, dimanche 15h – Réservations : 01 46 14 70 00 ou sur nanterre-amandiers.com

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