Il n’est pas courant ni facile de parler d’euthanasie… Dans la société ? Partout, un peu moins au théâtre qui heureusement en tant que lieu de représentation est fait pour penser les questions de société ou d’humanité en les mettant en acte(s). En France, le sujet est encore assez tabou et la loi assez hypocrite et presque tautologique : on administre selon une procédure collégiale la mort… euh, pardon ! on procède à une « sédation profonde et continue jusqu’au décès » dès lors que le patient est considéré « en fin de vie » ! Comme si cela nous embêtait qu’avant de mourir le patient fut encore vivant et que l’on se résolve à contre cœur à l’aider un peu à passer de vie à trépas! Plus tabou que l’euthanasie ? L’euthanasie psychiatrique ou en cas de dépression sévère. En Suisse, la mort douce voulue est en général possible mais contrairement aux idées reçues, elle n’est pas totalement encadrée par la loi, ni toujours pratiquée médicalement et il s’y déroule régulièrement des procès contre des associations pour « homicide volontaire », surtout dans les cas d’euthanasie psychiatrique…

Le grand mérite de la pièce de Lukas Bärfuss, auteur suisse de langue allemande et lauréat en 2019 du prestigieux prix Georg Büchner, est d’aborder ce dernier sujet sans jugement et de façon éminemment moliéresque, aspect sublimé par la mise en scène collective et le jeu individuel des membres de Mélodrame Production qui savent aussi oser la mise en scène. Ce tout jeune collectif d’acteur.trice.s formé en 2020 et composé de Jules Bisson, Lucie Epicureo, Martin Mesnier et Édouard Sulpice nous propose un spectacle enlevé, décomplexé, remuant les méninges et les conventions théâtrales. Alice, jeune femme très déprimée et candidate à l’euthanasie, est enjouée comme une servante sur le point d’épouser le fils de la maison mais elle peut d’un coup tomber au fond du trou. Lotte, sa mère, est d’un détachement affectif qui n’a d’égal que ses soudains accès d’hystérie. Pas étonnant que la fille en soit là… Le docteur Strom, partisan d’une « liberté fondamentale », allie le sérieux scientifique à un tempérament des plus picaresques, son assistante obsessionnelle est au bord de l’explosion. On joue sur scène et dans la salle pour impliquer le public et ça marche ! On regarde de côté, derrière et on revient devant, on ne veut rien manquer de cette farce fatale et cocasse qui nous concerne tous. On joue à fond et pourtant avec distanciation : indications vidéo que les comédiens semblent découvrir avec nous, subtile ironie de l’interprétation et bonne dose d’humour. C’est intelligent d’aborder un sujet aussi grave par la comédie et sans le pathos lourdingue qui empêcherait tout simplement de réfléchir à l’épineuse question : comment concevoir, voire accepter qu’une jeune femme dépressive certes, veuille en finir avec la vie pour se libérer de son mal alors même que l’envie d’en finir est une composante de ce mal ?

Mais euthanasia en grec c’est la « bonne mort », presque une « mort heureuse » – même préfixe qu’euphorie. De fait, une fois à Zurich chez le docteur-bricoleur Strom, le goût de la vie revient à Alice qui, sachant l’heure du départ fixée, goûte enfin les choses simples de la vie comme le fait de manger une glace pour la dernière fois certes mais comme si c’était la première ! Bien vu et Alice interprétée par Lucie Epicureo rejoint Épicure : « Le temps infini contient la même somme de plaisir que le temps fini, si seulement on en mesure les bornes par la raison. » (Maximes Fondamentales, XIX). Il faut savoir faire de chaque instant un bonheur et comme si c’était le dernier jouir de sa pure qualité de plaisir. Cette Alice ira-t-elle au bout de son voyage en Suisse ? Mais souvenons-nous : Alice voyage-t-elle vraiment au Pays des Merveilles? Le nom tout lisse d’Alice est le nom du jeu et de l’énigme de pensée, délices d’esprit.

Saluons ce spectacle qui en plus d’être Lauréat prix du jury du festival Court mais pas vite 2021 fait brillamment passer un gros sujet éthique et politique par le trou de souris de l’intime et du ludique.

Jean-Pierre Haddad

Jusqu’au 18 juin au théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris – Les mercredis, jeudis, vendredis et samedis à 21h15. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr


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