Un pauvre chômeur qui a faim décide, sur un coup de tête, de se suicider. La femme et la belle-mère de Sémione Sémionovitch s’inquiètent et veulent le sauver, mais sa décision, telle un attrape-mouche, attire tous ceux qui voudraient faire de sa mort un emblème de leur cause. Une fois sa décision prise, il n’a plus rien à perdre, il n’a plus peur de personne, il est enfin libre … mais il doute !

Cette farce grinçante et féroce, écrite par Nicolaï Erdman en 1928, a été interdite par Staline en 1932 et n’a jamais pu être jouée du vivant de son auteur. Truffée de répliques hilarantes, valorisées par la traduction d’André Markowicz, la pièce dézingue à tout-va : la religion, l’intelligentsia, les auteurs auto-proclamés, les apparatchiks, la bureaucratie et le système soviétique lui-même, où il n’y aura plus que « des masses, et encore des masses, une masse immense de masses ». Ainsi à l’apparatchik qui lui dit « La vie est belle », Sémione répond « J’ai déjà lu ça dans les Izvetsia mais je crois qu’il va y avoir un démenti ». Le voyeur se défend en disant « Je la regardais d’un point de vue marxiste et de ce point de vue la pornographie est absolument impossible ». Comme le dit Jean Bellorini qui met en scène la pièce « Ces morts-vivants de la société civile, écrasés par Staline se sentent tellement abandonnés et inutiles… qu’ils éprouvent le besoin d’avoir un cadavre pour espérer être entendus, mettre en mouvement l’opinion publique et se réaliser ». Avec sa dimension humaine et métaphysique la pièce va même plus loin que la satire politique et sociale.

Jean Bellorini l’avait montée en 2016 avec le Berliner ensemble. Il a eu envie de repartir à zéro avec la troupe qui le suit fidèlement depuis quinze ans. En effet la pièce s’adapte à tous les contextes dès lors qu’il est question d’oppression, de tyrannie et d’appétit de libertés. Jean Bellorini y intègre ainsi la lettre de Boulgakov, demandant à Staline d’autoriser le retour à Moscou de Nicolaï Erdman après qu’il eût purgé sa peine. C’est d’une ironie désespérante quand on se souvient que si Staline n’a jamais fait emprisonner Boulgakov, il a empêché toute représentation de ses pièces. On pense aussi à la Russie de Poutine et sur le mur du fond un texte cite le suicide récent d’un rappeur opposé à la guerre en Ukraine.

Outre la mise en scène, Jean Bellorini a conçu la scénographie et les lumières. Un escalier menant à une coursive accueille les courses effrénées de Macha, l’épouse de Sémione, et de sa mère pour tenter de le rattraper avant son suicide. Une cabine téléphonique permet à Sémione au bord de l’explosion de téléphoner au Kremlin pour tenter de parler à celui qui « est le plus haut placé » pour lui révéler le fonds de sa pensée. Les personnages hauts en couleurs défilent dans cette farce grinçante qui trouve son apogée dans la grande scène du banquet où tous attendent l’heure du suicide de Sémione. Alignés les dix-sept comédiens et musiciens de la troupe tapent avec leurs gobelets sur la table et chantent. On passe de chants tziganes à des airs soviétiques célèbres et à Ce n’est qu’un au revoir.

Il y a du burlesque dans cette géniale satire politique où la mort elle-même devient une comédie, et on sort de la salle le souffle coupé par tant de talent.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 18 février à la MC 93 (en partenariat avec avec le Théâtre Nanterre Amandiers), 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Réservations : 01 41 60 72 72 ou reservation@mc93.com

En tournée ensuite : Les 1er et 2 mars à La Coursive à La Rochelle, le 9 mars Espace jean Legendre, théâtre de Compiègne, du 16 au 18 mars à La Criée à Marseille, les 12 et 13 avril à la Maison de la Culture d’Amiens

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