
« Le pire n’est pas toujours sûr. » C’est le sous-titre de cette pièce hors norme, peut-être que la pièce aussi est de l’ordre du pire, ne serait-ce par sa durée sur le papier : 12 heures ! Heureusement, il arrive que le meilleur soit plus probable que le pire et qu’une mise en scène sauve une pièce. Il y a presque quarante ans, en 1987, Antoine Vitez mettait en scène dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, Le Soulier de Satin, œuvre majeure de Paul Claudel. Je connais une personne qui était alors sur les gradins de la Cour et qui en garde un souvenir très vif, le souvenir d’avoir eu comme le privilège de voir une pièce peu jouée et surtout celui d’avoir vécu un très rare moment de théâtre, comme lorsqu’un alpiniste atteint un « toit du monde », Mont Blanc ou Everest. Il peut arriver qu’on n’en redescende pas…
Cette 79e édition du Festival d’Avignon, nous a donc fait le cadeau d’une nouvelle ascension vertigineuse avec un Soulier de satin mis en scène par Éric Ruf, créé en décembre 2024, Salle Richelieu à Paris. C’est avec la formidable troupe de La Comédie Française que son directeur a débarqué à Avignon en plein été.
La comparaison est impossible et surtout stupide. Une ou deux choses à relever cependant. Didier Sandre qui jouait Don Rodrigue avec la fougue d’un amoureux romantique dans la version Vitez, devient en 2025, Don Pélage le mari âgé de Doña Prouhèze, la preuve qu’une vie de théâtre, c’est possible, surtout avec un talent poli par l’expérience de toute une carrière. Autre fait remarquable, de transmission générationnelle cette fois, Ludmila Mickaël interprétait le rôle de l’amoureuse Doña Prouhèze avec Vitez ; c’est sa fille, Marina Hands, qui le tient avec Ruf ! Le théâtre est une grande famille certes, mais surtout le rapport d’une œuvre de théâtre à la scène est toujours fait de maturation de l’œuvre et de renouvellement des corps, de transmission et de rupture, de continuité du fond et de changement du style ; l’œuvre écrite reste identique à elle-même mais comme une lettre morte. La pièce n’existe pleinement que sur scène, là où se joue la vraie vie du texte.
Mais revenons à l’immense scène du Palais des papes. Les décors de la création sont restés à Paris mais le choix (même contraint) de laisser le plateau pratiquement vide était le bon ! D’abord parce que les murs, les fenêtres, les pierres, l’architecture de la Cour sont un décor « naturel » d’autant plus adéquat que la pièce se déroule pendant le fameux Siècle d’Or espagnol sous Charles Quint. Ensuite parce « La scène de ce drame est le monde » disait Claudel, un monde vaste au moins comme la grande scène vide de la Cour ! Un vide parfaitement rempli par le jeu dynamique des comédiennes et comédiens. D’ailleurs, les somptueux costumes réalisés par Christian Lacroix, soies colorées, manches bouffantes et profonds drapés, tiennent lieu de décors mobiles. Des décors qui débordent sur les gradins du fait du jeu se déplaçant dans les travées, à quelques centimètres parfois des spectateurs. D’où l’impression peut-être, que les huit heures de spectacles sont passées avec une simplicité déconcertante.
Mais de quoi parle cette pièce-fleuve ou océan tant l’action se déplace sur plusieurs continents ? Le Soulier de Satin aborde moult sujets, quête d’amour, désir adultérin, enjeux théologico-politiques, évangélisation coloniale du monde contre l’Empire Ottoman, etc. Dans sa forme, la pièce a quelque chose de baroque, loin de la tragédie classique, les actions sont sans mesure, poussées aux limites du raisonnable voire du vraisemblable, comme lorsque Doña Prouhèze traverse une barrière de ronces qui l’ensanglante entièrement pour rejoindre son Rodrigue. Les passions sont creusées jusqu’à l’os, comme celle très noire de Don Camille pour Prouhèze. Les trajectoires deviennent chaotiques comme celle de Don Rodrigue qui passe de gouverneur des Amériques à mendiant. Mais Le Soulier a tout de même un sujet central que l’on pourrait qualifier de mystico-romantique ! « Mystique » induit un désir d’au-delà, de salut divin par la foi. « Romantique » induit la force motrice d’un désir amoureux fusionnel, ne faire qu’un avec l’être aimé et se fondre dans l’absolu. Les deux déterminations se contredisent et le drame se noue : le salut mystique exige amour de Dieu et soumission à ses sacrements comme celui du mariage, alors que l’amour romantique est profane, voire profanateur des liens sacrés du dit mariage. En même temps, on voit que dans le salut mystique, il y a de l’amour certes sublimé en Dieu, et inversement dans l’aspiration romantique, il y a du mysticisme, comme celui de la fusion des âmes. Telle est la « quadrature circulaire » de la pièce. Dès lors, l’offrande que Doña Prouhèze fait de son soulier de satin à la Vierge Marie devient le point nodal du drame. En effet, par son geste, Prouhèze demande à Marie non pas de la préserver du péché mais de faire que si elle y tombe, ce soit en boitant ! La femme de Don Pélage se sait faillible car elle se sait follement amoureuse de Rodrigue. Elle sait donc qu’elle fera tout pour le rejoindre lors du périple ordonné par son mari, qui doit croiser la route de son amant de cœur. Mais, pourquoi se voit-elle ou veut-elle pécheresse claudicante ? La pièce ne le dit pas mais Claudel était pétri de culture hellénistique ; or, dans la mythologie grecque, le monosandalisme était une marque d’instabilité pour les héros ou d’ambivalence éthico-esthétique comme pour Héphaïstos, divinité boiteuse, laide et réputée abjecte mais époux d’Aphrodite, incarnation de la beauté parfaite ! Pierre Vidal-Naquet disait que le pied nu symboliserait la partie sauvage de la vie (l’instinct et le désir) et celui chaussé, le monde civilisé (la retenue et l’interdit). Dans la culture espagnole que l’auteur connaissait également, et depuis le XIIe siècle, la boiterie était une marque de Satan à travers le personnage populaire du diablo cojuelo. Au XVIIe s. Luis Velès de Guevarra en repris le thème pour en faire une pièce de théâtre intitulée Le diable boiteux, laquelle fut copiée au XVIIIe s. par le français Alain-René Le Sage. Quel détour pour un pas claudicant !
Doña Prouhèze admirablement interprétée par Mariana Hands, ira très loin dans la tentation mais finalement elle gardera ses deux chaussures. Le passage de la mise en scène de Ruf où la dame inquiète fait son offrande à la vierge Marie est un moment délicieux de pure théâtralité : montée sur une malle, Doña Prouhèze se déchausse délicatement pendant que Don Balthazar qui doit la chaperonner, interprété par le facétieux et excellent Laurent Stocker, sort discrètement un ballon de derrière la malle. Il tend le ballon couleur de la passion à la dame qui y accroche son soulier de satin… ou de Satan. En guise de prière, Doña Prouhèze lâche le ballon qui s’élève dans les airs entre les hauts murs du Palais des Papes. Le public ébahi suit des yeux le ballon, comme s’il s’attendait au miracle d’apercevoir dans la nuit noire une madone au soulier !
On pourrait évoquer ainsi bien d’autres moments de magie théâtrale, comme le monologue de l’ombre et celui de la lune où la mise en scène joue avec la majestueuse façade de la Cour – scènes sublimes où se confirment les enjeux à la fois mystiques et amoureux de la pièce : « Mais moi, de qui dira-t-on que je suis l’ombre ? non pas de cet homme ou de cette femme séparés / Mais de tous les deux à la fois qui l’un dans l’autre en moi se sont submergés ».
Dans la pièce, malgré la mort sacrificielle de Doña Prouhèze, la fin calamiteuse de Don Rodrigue et la morbidité de Don Camille, tout finit bien, du moins au regard des pieuses intentions de Claudel ! En effet, deux des notes du dramaturge sont citées en début de spectacle par le subtil Serge Bagdassarian. La première est le proverbe portugais : « Même les péchés servent. » Formule parfaitement jésuite qui par sa dialectique, fait de l’histoire humaine et en dépit des turpitudes des individus, l’accomplissement du dessein de la Providence divine à laquelle croyait fermement le diplomate émérite et retors que fut aussi Claudel. Certes, Doña Prouhèze n’a pas consommé son péché mais l’intention seule qui est déjà péché dans le rigorisme chrétien, a suffi à servir de moteur à des actions du personnage qui se sont révélées très utiles à la très catholique Couronne d’Espagne, comme le sauvetage à son corps défendant du comptoir colonial de Mogador contre les ambitions de Don Camille. La deuxième note est une autre façon de dire la même chose. Il s’agit d’une citation de saint Augustin qui s’y entendait pour tordre le cou aux faits afin de les interpréter conformément à la foi : « Dieu écrit droit avec des lignes courbes » façon de dire que la finalité de l’histoire humaine est toujours morale même si elle passe par les voies sinueuses de la tentation du mal. On le voit, entre le romantisme solaire et le sombre mysticisme de la pièce, c’est finalement le second qui l’emporte !
Disons-le tout net, la mise en scène d’Éric Ruf de cette pièce d’une certaine lourdeur thématique est d’une totale légèreté. Il faut saluer cet art de maître en théâtre qui sait faire du beau, du léger, du ludique même, avec du brumeux, du compliqué et du pesant ! Point d’insistance sur la transcendance et les complexes moraux des personnages, mais en revanche le choix d’un jeu qui donne une force pleine aux relations humaines. C’est un peu comme si Ruf avait rabattu avec audace et pertinence, la verticalité claudélienne sur une horizontalité et une immanence toutes moliéresques. Une autre raison de l’absence totale d’ennui ou d’impatience chez le public qui au petit matin avait encore l’énergie de se lever pour ovationner une belle performance collective qui en un sens, l’incluait.
Une œuvre n’est jamais le simple reflet de la personne publique ou consciente de son auteur. Claudel s’est inspiré pour son drame d’une histoire personnelle liée à son ambassade en Chine et restée assez secrète mais qui montrerait (si on la racontait) l’homme plus humain qu’il ne l’a été par exemple, dans son soutien au franquisme et surtout dans l’enfermement psychiatrique de sa sœur Camille. La sculptrice de génie qu’elle fut post-mortem, est morte de faim à l’hôpital de Montfavet (tout près d’Avignon) pendant la Guerre, alors qu’à 300 kilomètres de là, dans son château de Brangues en Isère, son frère vivait richement sous une Occupation qu’il avait dit préférer au danger de « l’infâme canaille communiste » ! Dans une œuvre d’art, ce n’est pas l’homme que nous cherchons, et c’est encore plus vrai dans le théâtre où l’œuvre est filtrée par la mise en scène. Avec le Soulier, ce qui peut nous émouvoir, c’est ce que Barrault, Vitez ou désormais, Ruf ont pu faire d’une pièce si « impossible ».
Sans nul doute, cette nuit-là, dans la douceur provençale, nous avons vécu un rêve de théâtre d’une grande humanité portée par la troupe du Français, et d’une réflexion vertigineuse sur ce qu’il faut éviter et rechercher dans la vie pour se donner une petite chance de bonheur partagé, chaussé de satin !
Jean-Pierre Haddad
Festival d’Avignon, Cour d’Honneur du Palais des Papes, Place de l’Horloge, Avignon. Du 19 au 25 juillet 2025.
Site officiel : https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/le-soulier-de-satin-351465
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