« Le songe d’une nuit d’été »

Cette comédie rocambolesque du si célèbre dramaturge anglais contient déjà de nombreux personnages, imaginez qu’on y ajoute quinze marionnettes… Le Songe qui tourne à la folie dans le bois durant la nuit, n’en devient que plus fou, ce qui est très shakespearien ! Telle est la proposition plus qu’audacieuse de la Compagnie Point Zéro et Théâtre de Poche. Une gageure, peut-être. Une certaine hubris sans doute. Un pari fou mais réussi au-delà de la performance car le spectacle est époustouflant certes, mais il agit surtout comme un révélateur de la démesure du théâtre de Shakespeare lui-même.

Rappelons, non pas l’intrigue mais le fait que le dramaturge a construit sa comédie avec les ingrédients les plus classiques de la tragédie : projet de mariage arrangé et contraint, autorité parentale absolue, menace de mort en cas de désobéissance et double conduite de fuite amoureuse puisqu’en Hermia aime Lysandre contre l’avis de son père Égée qui l’a promise à Démétrius, lequel la poursuit alors qu’elle le fuit. Démétrius lui-même fuit Héléna qui le poursuit de son amour. L’action de la nuit forestière et celle magique de Puck, génie malicieux, feront tourner le drame en farce ! Farce augmentée par la bande d’artisans d’Athènes dont le fameux Bottom, qui a décidé de répéter une pièce de théâtre pour le mariage de leur Duc Thésée avec Hippolyta… Tout ce beau monde va se retrouver dans la même forêt et soumis au philtre d’amour de Puck. Mais ce monde est multiplié par deux, puisque tous (sauf les artisans) sont des marionnettes portées. Or, les porteurs ne se contentent pas de porter, ils s’affirment aussi, sont acteurs et jouent en écho ou non avec leur personnage porté. La marionnette étant manipulée en équiplane (fixée à la taille du comédien), personnages manipulés et comédiens manipulateurs sont comme deux troncs et deux visages sur une même paire de jambes. Ajouté à cela que les marionnettes sont « à gueule » (dotées d’une bouche articulée), il devient possible pour le manipulateur de dialoguer avec sa poupée ou de s’adresser à un autre manipulateur. Autant de possibilités dont les acteurs ne se privent pas ni leurs marionnettes. Car en plus de leur apparence humaine, elles semblent avoir une totale autonomie par leur rôle et discours mais aussi du fait qu’elles ont l’usage d’un bras et des jambes du manipulateur !

Mine de rien, à l’heure de nos interrogations sur l’humain et le non-humain dont le sort (des deux !) devrait nous préoccuper au plus haut point, ce dédoublement théâtral possède un sens civilisationnel ! Le jeu que ce théâtre haut en couleurs et en plaisirs instaure entre l’animé et l’inanimé qui peut s’animer et nous apparaître comme un semblable, ce jeu nous trouble en nous invitant à la réflexion. Tout se passe comme si plus l’artifice est visible plus l’effet de réalité est renforcé. Tentons une analogie : plus nous connaissons les mécanismes du vivant dans sa diversité plus nous nous en sentons membres et responsables.

Toute description d’un tel moment de spectacle est de toute façon insuffisante : il faut le voir pour… le voir ! L’intrigue, les actions, les prises de paroles sont décuplées, le jeu est mené avec une telle vivacité qu’il emporte dans son tourbillon les regards, les oreilles, les émotions du public – peut-être même ses fantasmes ! Nous virevoltons, tourbillonnons avec ce Shakespeare puissance dix. La forêt du songe se retrouve squattée par une bande de fêtards ; bal du désir débridé ou rêve-party orchestrée par la mise en scène resserrée de Jean- Michel D’Hoop assisté de Lucille Vignoles sur une musique de Boris Gronenberger. Olivier Wiame propose une scénographie à la mesure de la démesure de la pièce revisitée. Ainsi condensée et dynamisée, la comédie de Shakespeare semble révéler plus de significations. Tout cela suffirait à faire de ce Songe un spectacle féerique, mais il y a plus ! Cette adaptation fait une large part à l’excentricité non binaire ou à la fluidité de genre incarnée sur scène par les marionnettes. Costumes colorés ou fluo, maquillages hyper prononcés, allure de drag-queens, bigarrures des parures et fantaisie des attitudes de ces pantins si vivants confectionnés par Loïc Nebreda assisté par Isis Hauben, Maël Christyn et Ségolen Denis. Ne pas oublier la chorégraphie de Jérôme Louis qui finit d’emporter ce Songe au-delà du rêve, au pays bien réel de ce qui est possible sur une scène de théâtre, pays de toutes les audaces créatrices et sous-bois de l‘inconscient collectif. Achevons sur un autre collectif, très conscient lui, celui des comédiens et marionnettistes : Ahmed Ayed, Adrien de Biasi, Soazig de Staercke, Yannick Duret, Emmanuel Hennebert, Amber Kemp, Héloïse Meire et Simon Wauters. Ovation debout parfaitement méritée.

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off – Le 11, 11 bd Raspail. Du 7 au 26 juillet. Relâche les 1 » et 20 juillet. Informations et réservations : 04 84 51 20 10 & https://11avignon.mapado.com/event/211492-le-songe-dune-nuit-dete?eventDate=878599