Coincée entre le milieu populaire du café-épicerie de ses parents dans une petite ville ouvrière près d’Yvetot et l’univers plus bourgeois et intellectuel auquel elle aspire après des études brillantes, Denise Lesur peine à trouver sa place. Après le temps où elle aimait, sans se poser de questions, une mère qui régnait sur un palais de confiseries, l’épicerie où bruissaient les ragots du village, après les soirs où elle observait les ivrognes s’accrocher au bar de son père et riait de les voir tanguer en sortant, est venue l’époque de la honte. Passée par un univers scolaire où la langue et les manières d’être sont si différentes de celles de sa famille, elle s’est construite dans la douleur, entre nostalgie du paradis perdu de l’enfance et un monde auquel elle aspire et qu’elle lutte pour faire sien, mais qui la conduit à avoir honte de ceux qu’elle aimait auparavant sans s’interroger.

Théâtre : Le quat'sous
Théâtre : Le quat’sous

On reconnaît dans cette histoire l’œuvre d’Annie Ernaux. Pour créer Le Quat’sous , Laurence Cordier a tissé les fils de trois romans de l’auteur, Les armoires vides , Une femme et La honte, non pas un roman après l’autre mais des allers et retours de l’un à l’autre. Pas d’adaptation, mais la langue d’Annie Ernaux, une langue sobre et précise, dense, tranchante et sans concession. La romancière excelle à mettre l’accent sur des détails tirés de son expérience personnelle qui deviennent l’évidence même de l’expérience de nombre de femmes, des gestes vicieux des petits vieux éméchés que l’enfant ne comprend pas bien, de la sensualité des premiers élans du corps (et vous apprendrez ce qu’est le Quat’sous) à la décision d’avorter, de l’amour inconditionnel des parents au jugement que l’on porte sur eux, de la honte aux remords.

La très belle idée de la metteure en scène Laurence Cordier a été de faire jouer ces textes comme une polyphonie, où les voix d’abord mêlées se distinguent ensuite. Trois actrices, une plus âgée (Laurence Roy) une très jeune (Delphine Cogniard) et une d’âge intermédiaire (Aline Le Berre) mêlent leurs voix, d’un roman à l’autre en une boucle qui commence et se termine, sans aucune lourdeur, par l’avortement. Pas de pathos mais un constat lucide sur la vie, sur la construction d’une personnalité de femme regardée de l’intérieur. Les actrices passent d’un âge à l’autre, d’un extrait à un autre, dans une scénographie où des cadres tendus d’un plastique transparent et mouvant les laissent toujours visibles mais créent des obstacles qu’elles doivent franchir, déplacer, parfois avec difficulté ou sur lesquels elles tracent des phrases en une écriture inconnue. Elles parlent, dansent, une draperie tombe des cintres, méduse molle, mystérieuse et enveloppante. Dans cet environnement poétique et mystérieux, toute la place est laissée au texte sublimé par la voix des trois actrices. C’est un travail inspiré et magnifique.

Micheline Rousselet

Du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 19h

Théâtre du Port de la Lune

Place Renaudet, Bordeaux

Réservations : 05 56 33 36 80

Se réclamer du Snes et de cet article : demande de partenariat Réduc’snes en cours

Tournée : La Piscine à Châtenay-Malabry les 23 et 24 novembre, Théâtre de Choisy-le-Roi le 29 novembre, Le Gallia à Saintes le 2 décembre, La Pléiade-La Riche à Tours du 1er au 3 mars, Espace Malraux à Chambéry les 22 et 23 mars, le Salmanazar à Épernay le 28 mars


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