Paul Claudel était-il dur ? Dur comme le pain dur ou comme le marbre ? Dur comme un frère qui fit interner durant trente ans sa sœur sculptrice parce qu’il craignait pour la réputation familiale qu’on la dise folle ? S’est-il rendu compte que cet enfermement-même valait déclaration ? Dur comme celui qui n’alla pas à ses obsèques et lui refusa toute sépulture ? Avait-il la dureté d’un catholique conservateur aigri, forcé de constater la régression du religieux. Nietzsche avait prévenu au siècle dernier en annonçant la mort de Dieu : fin du primat des valeurs chrétiennes dans la société bourgeoise.

Dans Le pain dur (1914), deuxième opus de sa Trilogie des Coûfontaine, coincé entre L’otage et Le père humilié, l’écrivain poursuit son obsession : sans religion les humains seraient voués à des comportements vils et bassement intéressés. Dans la pièce, le comte au nom ridicule de Turelure (ancien sans culotte promu à une noblesse frelatée), son fils Louis, un capitaine endetté rêvant de faire fortune en Algérie, Sichel, une juive émancipée maîtresse du comte et Ali, son père affairiste, sont tous corrompus, prêts à mentir, à tricher avec les sentiments, voire à immoler la figure du père au dieu-argent. Seul personnage à demi sauvé par l’auteur : Lumir, une polonaise idéaliste, fiancée de Louis. Elle n’est là que pour récupérer une grosse somme d’argent prêtée à ce dernier afin de la mettre au service de sa patrie et de son peuple réduit au pain dur. Bizarrement, seule référence de la pièce à cette subsistance de pauvres… Faut-il surinterpréter et imaginer qu’il s’agirait du corps eucharistique du Christ trop desséché pour alimenter la foi de Claudel en générosité et amour ?

Claudel accuse ses personnages de nihilisme. Avait-il lu Nietzsche ? Si oui, il aurait dû savoir que le christianisme au nom duquel il les juge est le premier nihilisme : négation des valeurs de vie au profit d’un monde imaginaire post-mortem. Tout penseur de la décadence ou de l’effondrement de la France est un nihiliste qui s’ignore, un être qui rejette, par peur, les mouvements profonds de la vie. La passion créatrice de Camille faisait-elle peur à Paul ? À ce sombre tableau s’ajoute dans la pièce une certaine ambiguïté envers les juifs. Après avoir salué l’arrivée de Pétain au pouvoir en 1940, l’écrivain catholique s’est scandalisé du sort fait aux juifs… en tant que représentants d’une religion « sœur aînée de l’Église » ! Mais en faisant de Sichel une juive amorale et de son père un juif qui rachète au poids la croix en bronze que Sygne de Coûfontaine avait faite couler, Claudel ne reproduit-il pas les stigmates antisémites de son époque en les projetant sous la Restauration ? Pourquoi des personnages juifs dans un drame dont le sujet central est le déclin des valeurs chrétiennes remplacées par la valeur d’échange ? Allons pus loin : pourquoi monter Le pain dur aujourd’hui ? Précisément pour toutes ces raisons ! Dénoncer la corruption par l’argent est d’une actualité patente. Montrer que le point de vue de cette dénonciation n’est jamais neutre est d’un plus grand intérêt encore. Elle peut se produire sur une base idéologique plus dangereuse que l’argent lui-même qui n’est qu’un moyen et non une fin. En lui-même, il n’est ni moral ni immoral, seule la valeur des actes et des paroles compte.

La mise en scène, en décor et en costumes (il faut en parler ainsi) de Salomé Broussky est remarquable par sa précision, son inventivité et son audacieuse distanciation. Claudel comparait sa pièce à une partie de tarot, elle a forcé le trait et conçu les personnages comme des figures de jeu de cartes en les habillant, de manière panachée, aux trois couleurs primaires des têtes : jaune or, bleu roi et rouge vermillon. Du coup, c’est bien à une partie de poker menteur (plus que de tarot) que nous assistons. À part la jeune polonaise, personne n’en sort vraiment indemne et seul l’argent triomphe. Claudel en a fait, volontairement ou non, un personnage ou un fétiche… Louis-Philippe lui-même est présent en fond de scène dans une quadruple image trichromatique à la Warhol. Le jeu talentueux et serré des acteurs, Marilou Aussilloux (Lumir), Daniel Martin (Turelure et Ali), Sarah Jane Sauvegrain (Sichel) et Étienne Galharague (Louis) est travaillé dans le sens d’une accentuation distanciée de la langue claudélienne certes très littéraire mais aussi abrupte et parfois tissée de haine.

Au moment où la société française, trop ignorante de son passé, cède aisément à des manipulations visant à s’en servir à des fins sordides, il était urgent moralement et peut-être utile politiquement de remonter Le pain dur.

Jean-Pierre Haddad

Aux Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Jusqu’au 26 février, du mercredi au samedi, à 21h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr

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