Après avoir été dirigé pendant 33 ans par Jean-Marie Hordé, le Théâtre de la Bastille à Paris entre dans une nouvelle ère, avec sa nouvelle directrice, Claire Dupont, productrice et universitaire. Sous la direction de Hordé, qui comme Claire Dupont n’était pas un metteur en scène mais un découvreur, le Théâtre de la Bastille, consacré essentiellement aux écritures contemporaines et à la danse, a développé une identité singulière, alliant exigence artistique et principe de plaisir, et rencontrant l’adhésion d’un public fidèle. Il a grandement contribué à faire connaître des artistes novateurs et importants, comme le chorégraphe Alain Platel, le metteur en scène Tiago Rodrigues (actuel directeur du Festival d’Avignon), et le collectif belge TG Stan. On attend donc avec une curiosité bienveillante la nouvelle saison, le nouveau départ, du Théâtre de la Bastille.

Le spectacle qui ouvre cette saison, Le Nouvel Homme, s’inscrit nettement dans la continuité, puisqu’il est l’œuvre du collectif belge DE HOE (De Het Onaf Ensemble, L’Ensemble inachevé), dont le travail présente une indéniable parenté avec celui de TG Stan : recherche collective qui se passe de la direction d’un.e metteur.se en scène, écriture qui s’invente sur le plateau, jeu dont la grande virtuosité se donne les apparences de la spontanéité et de l’improvisation, brouillage de la frontière entre les personnages et la (forte) personnalité des comédien.ne.s, plaisir ludique assumé.

Le Nouvel Homme (création française en mai 2020 au Théâtre Garonne de Toulouse) est la suite de L’Homme au crâne rasé, spectacle consacré à une histoire d’amour grandiose et dévastatrice, créé il y a une vingtaine d’années par Natali Broods et Peter Van den Eede, qui retrouvent donc leurs rôles vingt ans après, comme leurs personnages se retrouvent. Il n’est évidemment pas nécessaire d’avoir vu le spectacle précédent (personnellement, je ne le connaissais pas) pour apprécier cette suite, dont l’intrigue est des plus simples : deux anciens amants, Peter, un écrivain historien de l’art, et Natali, son ancienne élève qui est désormais une comédienne célèbre vivant en Italie, se retrouvent à l’aéroport de Rome, lieu de leurs adieux. Conformément à l’esthétique de DE HOE, les personnages portent le nom des comédiens : la frontière entre les personnalités des uns et des autres est brouillée, en une sorte de renversement du principe brechtien de la distanciation, qui aboutit pourtant à un résultat assez semblable – un jeu troublant entre identification et désidentification. D’une manière générale, tout le spectacle ne cesse de jouer avec lui-même, de se montrer et de se cacher, de s’interroger sur la représentation et d’inquiéter la confiance qui s’y attache trop vite. Le résultat est très ludique, et stimulant : il en va de la part de représentation dans la vie de chacun, et plus particulièrement dans l’amour, ses gestes et ses déclarations.

Cette interrogation sur les apparences commence avec l’arrivée difficile et comique des personnages dans un décor dont ils se demandent s’il est une installation, le cadre d’une performance à laquelle ils doivent s’adonner, une image où ils s’inscrivent, ce qui leur interdit de la voir comme nous la voyons, ou plus prosaïquement une salle de café en désordre, avec des chaises empilées. L’interrogation se poursuit avec le caractère faussement fortuit de ces retrouvailles, dont on comprend vite qu’elles sont doublement orchestrées : d’un côté, Peter suit le compte Facebook de Natali, et sait à peu près où elle est à tout moment ; de l’autre, Natali a en fait suscité cette rencontre avec la complicité de son mari. Le texte du dialogue des deux anciens amants ne cesse de se reprendre et se rectifier, avec une réelle virtuosité, à la fois ludique (c’est souvent très drôle) et spéculative : la parole avoue et masque ; toujours menacée par le malentendu, le contresens ou la tromperie, elle est vouée à perpétuellement se corriger, se préciser, s’élucider –peut-être en vain.

Ce texte brillant semble se développer d’une seule coulée, mais en réalité il s’est construit en agençant de courtes séquences (le texte de la pièce est disponible à l’accueil du théâtre). La progression dramatique traverse ainsi une grande diversité de thèmes, le jeu des comédiens, leurs mouvements, leur placement, assurant la subtilité des enchaînements. Ils sollicitent fréquemment l’adresse aux spectateurs, habile, et cohérente avec l’interrogation sous-jacente sur la représentation et ce que l’on y voit ou croit y voir.

L’introduction d’un thème politique constitue un moment de rupture dramaturgiquement très forte : alors que Peter est visiblement un homme de gauche et de haute culture, Natali lui annonce qu’elle a adhéré à la Ligue du Nord, le parti d’extrême-droite italien populiste et xénophobe. On comprend que cette actrice devenue célèbre veut se lancer dans une carrière politique. Son mari, Nico, qui assiste en secret à la scène des retrouvailles, est lui-même un « spin doctor » de la Ligue. Le dispositif qui suppose que ledit mari soit présent sur la scène tout en étant invisible aux deux autres comédiens, a pour fonction de rajouter une couche de sens énigmatique : Natali n’est-elle pas tout simplement en train de donner une représentation à son mari pour des motifs peu clairs – voyeurisme, ou curiosité réelle à l’égard de la grande passion qu’a connue son épouse avant leur mariage ? Toujours est-il que ce dispositif paraît pour le coup un peu artificiel, d’autant plus qu’il implique un coup de force dramaturgique : le dialogue entre les deux anciens amants cède parfois la place à des monologues du mari, censé être invisible. Ces monologues sont essentiellement des déclarations politiques adressées au public, considéré comme un segment bien particulier de l’électorat, le public de la culture subventionnée, a priori majoritairement hostile à l’extrême-droite et au populisme. Là encore, l’effet n’est pas très heureux : le discours de Nico est beaucoup trop explicitement roublard pour être populiste : les populistes ne montrent pas les ficelles.

Très intéressant, en revanche, est le discours féministe de droite tenu par Natali : la droite, par son refus du moralisme et de la bonne conscience, serait du côté de la jouissance et de l’émancipation des femmes. L’adhésion de Natali à la Ligue du Nord parachèverait son émancipation par rapport au magistère idéologique et moral de Peter. À quoi s’ajoute le très grand succès populaire de la série télévisée dans laquelle elle joue, au nom de quoi elle se gausse de l’élitisme de Peter. À ce moment, le spectacle se tient sur une ligne de crête. Le bon théâtre ne porte pas de jugement, et il laisse toutes leurs chances aux personnages. De plus, Natali Broods défend le sien avec une grande force. Il faut donc toute la conviction de Peter – le personnage -, et le charme de Peter – le comédien – pour résister à l’idée que les gens de gauche ne sont qu’une bande de pisse-froids moralisateurs, et nous rappeler que la contribution de l’extrême-droite aux luttes féministes a été, historiquement, des plus modestes (surtout en Italie !).

Ce thème politique est très pertinent : il atteste que la conflictualité politique est toujours bien présente dans notre monde, et qu’elle traverse la vie intime des individus, parce qu’elle s’arrime à leurs principes et à leurs pulsions. Comme les déclarations politiques de Natali ont une valeur de rupture, elles résonnent avec une question posée par Peter : « à partir de quand est-ce que quelque chose est passé je veux dire : réellement passé tellement passé que ça ne reviendra plus que ça ne peut plus revenir ». Cependant, le spectacle ne s’affronte pas vraiment à cette question : in fine, il semble affirmer que le grand amour ne meurt pas, notamment dans sa dimension érotique, que les chemins divergent sans vraiment séparer les amants, que les choix politiques opposés ne ferment pas la porte à une éventuelle conciliation. On peut juger ce message un peu convenu, et politiquement discutable. Il serait romantique, si l’amour n’était pas le grand absent du spectacle : on en parle, on l’évoque, mais on ne sait trop en quoi il consistait, quels étaient ses plaisirs et ses difficultés, et ce qui le rend encore vivace – hormis le désir, dont chez Natali on ne sait trop s’il a pour objet Peter, son mari, ou elle-même.

On touche ici à la limite du spectacle. Il est très stimulant, on ne s’ennuie jamais. Il est extrêmement bien joué, d’autant plus que les comédiens refusent de mettre leur grand art au service d’une virtuosité démonstrative. Ils jouent vraiment ensemble, et éprouvent à le faire un plaisir qui se communique aux spectateurs. L’usage de micros sans fil, ici pleinement justifié, permet une diction intime et non déclamatoire. Mais la virtuosité ludique du texte, si elle maintient constamment en alerte l’esprit du spectateur, risque toujours de transformer les sujets importants dont elle s’empare en thèmes de jeu intellectuel plus que de réflexion dérangeante. On rit beaucoup à ce spectacle : peut-être un peu trop. Mais après tout, c’est aussi un respect de la liberté du spectateur : qu’il cherche avant tout un divertissement intelligent, ou qu’il aspire plutôt à ce que le théâtre l’incite à renouveler sa réflexion sur sa propre expérience, il trouvera amplement son compte à ce spectacle brillant.

Pierre Lauret

Le Nouvel Homme, Collectif De HOE

Texte PeterVan den Eede, Natali Broods, Willem de Wolf

Avec Natali Broods (Natali), Peter Van den Eede (Peter), Nico Sturm (Nico)

Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011 Paris.

Du 14 au 29 septembre à 20h30. Les samedis à 18h30. Relâche les dimanches

Réservations : 01 43 57 42 14, ou www.theatre-bastille.com

Photo : © Koen Broos

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