C’est l’histoire de Paul qui a rendez-vous alors qu’il est souvent absent, ailleurs. Il a rendez-vous avec Pierre, un ami et, en même temps, avec une femme politique, Matt, qui s’intéresse à lui, simple citoyen, dans le cadre d’un projet de réinvention du politique. Pierre arrive et raconte l’histoire d’une personne disparue mais Paul n’est pas très attentif. Il préfère discuter avec sa bouilloire censée chauffer l’eau d’un café mais qui semble en panne ou en grève ! So, l’assistante de Matt, arrive à son tour et annonce que celle-ci s’est égarée en chemin. Il y aura encore deux autres personnages qui viendront à ce rendez-vous qui semble n’avoir été pris par personne : Don, chargé de la sécurité et Pam qui supervise tout le projet. Que va-t-il se passer ? À peu près rien excepté si on considère que parler c’est agir… Tel est l’essentiel de ce Moment psychologique, un texte original (dans tous les sens du mot) de Nicolas Doutey, fort subtilement mis en scène par Alain Françon : minimalisme et sublimation de l’art dramatique.
Cette histoire de rendez-vous à six personnages, sorte d’équation à n inconnues ou de factorisation dont le résultat serait proche de zéro, se déroule dans l’espace ouvert et sidérant d’un monde à la fois absurde et ressemblant au nôtre ! La scénographie épurée est faite d’un cercle de quatre bancs arrondis espacés par des intervalles, une géométrie très dynamique. En fond de scène, une grande toile offre un horizon de ciel clair mais cotonneux, un peu comme l’avenir, certain dans son avènement mais flou dans ses contours. Sauf que là, pas d’avenir, seulement du présent. Ce qui importe dans un moment c’est son présent ! Présent de scène, présent de salle. Présent et présence, celle des acteurs et celle du public, coprésence en un même lieu de gens qui se donnent à voir à d’autres venus pour les regarder. Ça s’appelle théâtre ou spectacle vivant. Une vraie expérience au présent et du présent. « Présent » signifie aussi cadeau…
Si le politique est sujet de la pièce, c’est d’abord à titre de prétexte parodique : montrer comment une certaine façon de faire de la politique se satisfait de paroles ronflantes et creuses, mots du pouvoir déversés en cascade selon les degrés protocolaires du pouvoir institué. L’humour absurde de la novlangue politique fonctionne à plein régime : on parle pour ne rien dire ou plutôt ne rien faire ; on identifie des problèmes que l’on croit résoudre à coups de rendez-vous, projets, réunions et bien sûr de discours aussi techniques qu’abstraits. Mais attention, un sujet, comme un train, peut en cacher un autre ! De façon évidente mais non dite ni suggérée, on sent bien qu’il est question entre la scène et la salle du moment théâtral lui-même. Le rendez-vous en chassé-croisé auquel on assiste en cache et révèle un autre plus consistant, fortement désiré et prometteur de sens : celui des comédiens avec le public autour d’une histoire. Sur scène, il y a le rendez-vous préparé des comédiens entre eux, chacun se levant de son banc pour donner la réplique à un autre. Il y a aussi celui impromptu de notre rencontre avec leur jeu qui peu ou prou, tôt ou tard, nous tend un miroir. Nous sommes venus à l’heure pour rencontrer en un espace-temps bien réel, d’autres humains mettant en re-présent-ation des choses de nos existences : passions, mort, amitié, maladie, guerre, argent, famille, politique, etc. Dans la rencontre théâtrale, une expérience de vie et de pensée se produit avec une distribution des rôles entre scène et salle : ça joue devant nous et nous ressentons, comprenons, rions ou pleurons, en résonance avec le jeu des comédiens. Un spectacle vivant est un moment physico-psychologique propice à une éclosion de sens, à une révélation, peut-être à une transformation. C’est le moment d’un couple, comme en physique, une mise en action de deux forces articulées sur un même point afin d’y produire un effet. Comme un couple moteur sous le capot d’une voiture, l’art dramatique est une force s’appliquant sur le levier du public afin de libérer des significations et de faire société. Retour au spectacle : par le déploiement du moment du couple théâtral scène-salle, ce qui paraissait parodique dans le politique se révèle utopique. Après tout, oui, nous voudrions croire à un authentique et sincère projet des dirigeants visant à changer la politique ! Nous voudrions y croire mais le pouvoir semble prendre plaisir à nous décevoir… Exemple au hasard, une réforme des retraites présentée comme juste et nécessaire peut s’avérer foncièrement injuste et inutile.
MATT. (…) la politique quand ce n’est pas juste un jeu par exemple comme saute-mouton, c’est compliqué ça peut même ressembler à une branche de la magie parce que comment agir quand vos plus petites unités de travail sont des inclinations collectives, des tendances générales, ce qui prend forme au milieu des gens. (…) Mais ce n’est pas pour autant que rien ne se fait. On vit un moment particulier vous ne trouvez pas.
PAUL. Oui.
MATT. On a le sentiment d’être dans une voiture sans conducteur lancée à toute vitesse sur un terrain accidenté.
PAUL. Oui.
MATT. Sans conducteur ou avec mille conducteurs.
Comme une moto de grosse cylindrée, Le Moment psychologique a beaucoup de couple : accélération vertigineuse des dialogues, efficacité des reprises après les ralentis. On le doit certainement à la qualité de la fabrication des pièces du moteur, le texte de Nicolas Doutey, mais aussi à l’habile ingénieur en chef qui a assuré la mise en scène, Alain Françon aidé pour la scénographie par Jacques Gabel. On le doit encore aux mises au point des techniciens : Émilie Fau aux lumières, Elsa Depardieu aux costumes et Marine Helmlinger à la régie générale. On le doit enfin à des ouvriers de plateau talentueux, les comédiens : Louis Albertosi, Pauline Belle, Rodolphe Congé, Pierre-Félix Gravière, Dominique Valadié et Claire Wauthion.
Prenez rendez-vous avec ce Moment psychologique, vous ne regretterez pas le moment théâtral qui s’en suivra !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta, 75020 Paris. Du 03 au 18 février 2023. Lundi, mardi, mercredi à 19h30 ; Jeudi, vendredi à 20h30 ; samedi 04 et 11 à 20h30 ; samedi 18 à 18h. Relâche lundi 13 et mardi 14 . Infos et réservations : 01 42 55 55 50 ou https://theatre-ouvert.mapado.com/event/93057-le-moment-psychologique
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu