« Je ne veux pas vous compromettre dans une absence d’images. » Cette phrase sibylline ouvre la seconde partie de Dérives dont Christophe Tostain est l’auteur et ici l’unique interprète. Pas d’images de mise en scène, peu de couleurs sur scène, du noir, du gris, du blanc et du pourpre. Une absence d’image signerait-elle l’absence de partage ? Si ce qui hante quelqu’un ne peut s’incarner dans des images, comment autrui pourrait l’imaginer, le comprendre ? De fait, le personnage dans la pénombre est assis sur un fauteuil immobile. Au sol ou dans son dos des projections lumineuses dessinent des carrés ou rectangles qui vont bientôt se défaire, partir en vrille, segments affolés et bande-son synthétique. Le personnage continuera à parler sans aucune perturbation, s’enfonçant toujours plus dans la solitude de son récit de vie… ou de non vie, d’inactions, de ruminations : « Je marche en pensée » et « Je suis hors du temps ». Pourtant on apprend aussi que « Tout ce que je dis se passera »…
Un pavillon dans un lotissement d’une banlieue banale et sans âme. Le narrateur de lui-même vit là au milieu d’un voisinage conforme à ce genre d’urbanisation. Le supermarché pour consommer est à portée de caddie. Plus il raconte et plus nous aimerions en effet nous passer des images mentales que sa parole suscite en nous tant la cruauté de quelques actions ou réactions est grande, comme le sourire qu’il avoue avoir esquissé, lui qui ne rit jamais lorsqu’un molosse défigure un jeune garçon courant après son ballon dans le parc.
Mais c’est ainsi, l’homme qui rit à contre temps est en rupture d’humanité. La prouesse de l’acteur est grande car dans ce jeu figé et plongé dans une pénombre devenant lugubre, il nous entraîne dans les abysses mentaux de son personnage sans que nous puissions savoir s’il ment, s’il singe la haine du genre humain ou s’il annonce un passage à l’acte, une décompensation criminelle qui liquiderait sa noirceur en tuerie de rue, de supermarché ou de salle de spectacle. L’ambiguïté est maintenue jusqu’au bout y compris quand il se lève et dit aller retrouver des complices. Se lève-t-il vraiment ou en pensée ? Pour sûr, c’est du théâtre mais aussi une expérience mentale, une plongée dans les arcanes d’une psyché malade de ne plus savoir faire lien. Christophe Tostain signe et singe avec détermination et brio un sombre poème de la déliaison humaine.
Le deuxième volet du diptyque Dérives nous mène encore plus loin dans l’exploration du mal être de vivre. Le philosophe Nietzsche opposait au nihilisme le « oui à la vie ». Le premier volet intitulé Zones d’Ombres, présente une tentative d’acquiescer, le second une tentation de détruire. Entre les deux, l’échec n’est peut-être pas celui d’un seul individu. Le non à l’humain et aux valeurs de vie est un mal de l’époque, un mal rampant qu’il faudrait endiguer. Digue éthique et politique…
Un spectacle exigeant dont l’interpellation nous oblige.
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – Théâtre Artephile, 7 rue Bourg Neuf, 84000 Avignon. Jours pairs en alternance avec Le Mensonge du Singe du 7 au 26 juillet à 14h50. Informations et réservations : 04 90 03 01 90 et https://www.vostickets.net/billet?ID=ARTEPHILE&SPC=17490Relâche les 13 et 20 juillet.
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