Le printemps est la saison de renouveau de la nature. La vie reprend son élan irrépressible et les floraisons en tous genres envahissent champs, forêts, campagnes, villages, villes, jardins et parcs. Et les pelouses synthétiques ? Et les cœurs meurtris par la perte de parents emportés coup sur coup par une maladie qui ne fait pas de quartier ? Le printemps éclot pour tous. Au théâtre tout est possible et si un plateau est un lieu de réinvention du réel, il est aussi un terrain de création qui peut dépasser la réalité pour la sublimer qu’elle que soit sa teneur joyeuse ou triste, comique ou tragique. Alors que la narratrice fait face à la disparition de sa mère, l’annonce de la maladie de son père vient la percuter. Une même tragédie qui empoigne ensemble les visages de deux êtres aimés. Ce qui est déjà d’une tristesse infinie devient une violence symbolique quand cela se passe entre les murs de l’hôpital, lieu singulier où le blanc dominant tend à effacer le noir des deuils en même temps qu’il annonce en creux ; un lieu qui laisse si peu de place aux affects et aux subjectivités, si peu de temps à la relation humaine.
Imaginons que Molière soit notre contemporain et qu’il veuille déployer son ironie légendaire envers les médecins ; où la scène se passerait-elle sinon à l’hôpital, là où le corps médical exerce le plus son pouvoir savant sur les corps malades, tel un Léviathan. Bien que la médecine soit aidée de sciences exactes et de techniques très performantes, elle reste un art aux effets aléatoires. Cependant, à l’hôpital, la médecine est forte de son collectif, de ses protocoles, de ses règles de fonctionnement et la synergie de tout cela peut avoir l’effet d’un rouleau compresseur sur les patients et leurs proches. Un Molière d’aujourd’hui décalerait sa critique de la prétention savante et individuelle des médecins à la toute-puissance institutionnelle de l’hôpital. C’est à peu de choses près ce qu’Elsa Granat ose faire dans un esprit de farce un peu foutraque.
Accompagnée de Laure Grisinger pour la dramaturgie, la mise en scène de Granat est une mise en crise de l’hôpital, un peu comme si on découvrait que la question de la santé y était ballottée entre gravité et gaîté. Si le printemps est relance de la vie, redistribution des énergies vitales, le fait de le situer à l’hôpital est à la fois logique et ironique ! Le paradoxe étant qu’il est le lieu où se côtoient en permanence la vie et la mort. Paradoxe redoublé par le « massacre » : le 20e s. a consacré l’hôpital (à la place des églises) comme lieu où l’on donne et soigne la vie et en même temps lieu où l’on accompagne la mort voire où on l’aide à s’accomplir à bas bruit. Dans le fond, c’est bien « le printemps qui massacre », c’est la vie qui implique la mort et pas le contraire ! Le sacre du vivant est aussi massacre « sans pitié » car la mort est non seulement « bio-logique » mais nécessaire au renouvellement de la vie. Comme dans Le sacre du printemps, œuvre de Stravinsky qui fit scandale lors de sa création en 1913 au Théâtre des Champs Élysées, Elsa Granat force sa partition scénique en y agrégeant pas mal de « bruits » et de folie mais dans un dynamisme audacieux qui nous soulève. L’autrice ne craint pas le sacrilège et son esprit massacreur et intelligemment irrespectueux lui donne la liberté de désacraliser une institution hospitalière abusivement sanctifiée par une société où l’on angoisse autant de vivre que de mourir.
La pièce d’Elsa Granat fait le choix de la complexité mais avec suffisamment d’esprit ludique et de finesse pour ne pas s’y engloutir. L’humeur sur scène n’est pas massacrante, plutôt gentiment délirante et « chamboule-tout » ! Le gazon trop vert pour être vrai est bien choisi pour être celui du jardin d’un l’hôpital réduit à une tente posée au milieu de cet Eden-Enfer. S’y côtoient bien sûr les soignants et les patients ainsi que leurs parents mais aussi un disc-jockey qui envoie des tubes, des personnages en quête de sens ou de danse, d’autres qui devisent sur le monde qui ne cesse de courir comme si « la vérité était dans les jambes » ; d’autres encore rêvent d’une médecine qui jouerait sur de multiples ressorts à la façon du trampoline ; il y a aussi la surprise d’un orchestre à vent qui en fait souffler un frais et joyeux ; il y a bien sûr des transats de plage comme un désir de se relaxer au soleil loin des néons et des tensions. Elsa Granat sait jouer sur une esthétique de la rage au meilleur sens du mot, pas la zoonose qui a fait la gloire de Pasteur mais la rage de vivre ! Une folle envie de printemps dans l’atmosphère massacrante de maladies menaçantes. D’inspiration autobiographique, ce sacré printemps est sans doute aussi un exorcisme païen qui peut devenir celui de chacun et chacune.
Bravo à la troupe qui fait pétiller sur scène cette montée de sève : Gisèle Antheaume, Antony Cochin, Elsa Granat, Clara Guipont, Laurent Huron, Édith Proust / en alternance avec Mahaut Leconte, Hélène Rencurel.
Quelle vitalité théâtrale ! La vraie santé passe par là !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre 13, Site Bibliothèque, 30 rue du Chevaleret, 75013. Du 9 au 25 mars 2023. Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi à 20 h. Relâche le dimanche. Informations & réservations: 01 45 88 62 22,
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