Sous ce manteau, il y a d’abord Gogol, un immense auteur russe né à Nijyn en Ukraine. Sous Gogol, il y a Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, l’anti-héros de la nouvelle Le manteau puisque Gogol ayant quitté sa famille pour Pétersbourg, il y exerça lui aussi un modeste emploi de fonctionnaire. L’humble bureaucrate Akaki représente tous « les êtres violentés, vexés, abandonnés ». Sous Le manteau, il y a donc un drame humain universel résumé en une question délivrée dans le préambule de la pièce : « Le malheur terrasse-t-il les besogneux de la même manière que les puissants ? » Sous cette question dont la réponse négative est évidemment, il y a la question morale et sociale du grand clivage de l’humanité entre les gens modestes et les puissants. Après Gogol, il y aura en Russie Dostoïevski qui dira « Nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol ». Mais ce n’est pas tout, les recouvrements et accouchements de l’histoire littéraire au sens large continuent puisque par-dessus ce Manteau (sans jeu de mot), il y a désormais l’intelligence théâtrale de Serge Poncelet et Guy Segalen qui ont magnifiquement adapté pour le premier et mis en scène ensemble cette nouvelle sociale, morale mais aussi burlesque et fantastique de Gogol. Serge Poncelet qui est également l’acteur génial de ce seuls en scène – ce « s » n’étant pas une faute d’orthographe mais l’indication du jeu démultiplié de l’acteur qui interprète tous les personnages en plus d’être le conteur du « Manteau de Gogol ». Cette formule de l’auteur de Crime et châtiment, devient un syntagme désignant l’unité consubstantielle entre une œuvre et l’esprit de son auteur, une œuvre-auteur, voire un objet emblématique de toute une œuvre, comme si tout Gogol se trouvait dans ou sous ce manteau – et peut-être plus que Gogol si on suit Dostoïevski ! Serait-ce l’âme de la littérature slave orientale qui s’y logerait ou au-delà?

L’histoire est connue. Akaki Akakiévitch est un petit fonctionnaire qui passe sa vie dans le bonheur banal de faire consciencieusement son travail de copiste de documents officiels. On le raille et on le moque mais il est ultra résilient. Rien en lui ne s’use mais c’est par-dessus lui (avec jeu de mot) que quelque chose s’use puisque son manteau est limé au point ne de pas être réparable. La polarité du dessus et de dessous, plus rare que celle du dedans et du dehors, fonctionne ici comme une métaphore de la binarité entre la qualité morale des êtres et leur condition sociale : force intérieure et faiblesse extérieure ou le contraire, avec la possibilité que ce hiatus déchire non seulement l’individu mais le corps social. Akaki se résoudra à acheter un nouveau manteau au prix de grands sacrifices mais avec la joie d’avoir chaud au dehors ! C’est alors que ce qui devait être une source de réconfort va tourner en malheur sous l’effet de la convoitise sociale. Le manteau neuf sera sa perte. Par un subterfuge fantastique, Gogol offre à Akaki une vengeance méritée mais fantomatique !

Ce qui est moins connu et mérite amplement de l’être davantage, c’est le Théâtre Yunqué de Serge Poncelet. Masque ou visage grimé, gesticulations clownesques ou postures figées, diction parfaite oscillant entre la vocifération et le chuchotement, facéties ou gravité, farce ou drame, pantomime ou faconde, mutisme ou volubilité, comédie ou tragédie, le jeu du comédien emprunte à tous les registres esthétiques sans oublier celui du théâtre Nô. Racontée à la troisième personne, l’histoire est jouée à la première de chaque personnage. C’est un étonnement et un émerveillement de voir Serge Poncelet se métamorphoser en autant de variations de jeu tout en restant un même corps menu et agile. « Yunqué » peut sonner japonais mais en espagnol cela signifie enclume. Cet outil suggère la forge, l’art de fabriquer un objet ouvragé voire finement dessiné dans un matériau dur et à coups de marteau mais avec précision et habileté… Il existe des enclumes de cordonnier qui servent à clouer ou coudre les semelles de chaussures sous divers angles grâce à leur forme en tripode ouvert et façonné. L’objet garde alors un certain poids mais il devient aérien, repositionnable et pourrait passer pour une sculpture ready made par un détournement à la Marcel Duchamp. C’est exactement ce que suggère métaphoriquement l’interprétation de Serge Poncelet. Ce compagnon de l’aventure Mnouchkine au Théâtre du Soleil a cent façons de jouer en un seul individu. Son corps paraît habité en ses mille recoins de tant d’esprit, de finesse et de maestria que le comédien a le talent de mettre au service d’un théâtre complet, varié et unifié, éblouissant de virtuosité et riche d’effets sur le public. L’extraordinaire magie de ce Théâtre Yunqué se résout en une très grande maîtrise portée par une passion intelligemment pensée et vécue de l’art dramatique.

Il faut associer à cet éloge si mérité toute l’équipe qui a fait que ce manteau devienne un habit de lumière, à commencer par la costumière, Barbara Gassier qui invente pour le fonctionnaire Akaki une tenue entre le vêtement de clown et l’uniforme de hussard, et confectionne un manteau neuf élimé ! Anne-Marie Petit offre au spectacle une grande toile peinte d’une vue de Saint-Pétersbourg avec ses quais sur la Neva, ses réverbères et son redoutable vent arctique sous lequel ploie la ville. Ce vent glacial souffle sur la scène grâce aux effets sonores et presque climatiques d’Ulrich Mathon. Sa poésie auditive nous donne également à entendre le bruit d’une plume d’écriture sur le papier ou dans les airs quand Akaki exécute une danse du scribe de son poignet d’abord puis de tout son corps ! La création lumière de François Martineau est riche, allant des jeux de clair-obscur sur l’acteur aux lueurs de la ville en passant par les chutes de neige dans la nuit blanche. La mise en scène du duo Poncelet – Segalen parvient à sublimer la nouvelle de Gogol, dans une traduction originale d’Éric Prigent, en forgeant dans la matière du texte une impressionnante ferronnerie d’art.

Akaki meurt de ne pas supporter le malheur qui l’accable. Très vite remplacé au ministère, c’est comme s’il n’avait jamais existé mais son fantôme revient sans cesse dans les rues de la ville pour réclamer son manteau aux passants. Le fantastique fait sens en termes éthiques : il faudrait en finir avec l’accablement et le sur-accablement des plus faibles, trop humiliés et invisibilisés ; avancer vers une humanité plus juste.

Tonnerre d’applaudissements. Comment saluer davantage un si magistral travail théâtral sinon en souhaitant que de nombreuses salles accueillent ce superbe spectacle.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Opprimé, 78 rue du Charolais, Paris 75012 . Du 7 au 18 décembre 2022, du mercredi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h. Réservations : https://theatredelopprime.mapado.com/event/113931-le-manteau

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