À écouter et voir cette pièce on s’étonne que Nicolaï Erdman ait réussi à échapper au goulag ! Il est vrai qu’elle a été écrite en 1924, à l’aube du stalinisme, qu’elle a été adaptée par le célèbre Meyerhold et a connu un grand succès. Tel ne fut pas le sort de sa seconde pièce, écrite en 1928, Le suicidé, qui elle a été interdite. Après son assignation à résidence pour trois ans en 1933, Nicolaï Erdman a tiré un trait sur sa carrière de dramaturge et s’est consacré à des scénarii, étouffant à jamais ses qualités de satiriste.
Le mandat nous conduit en Russie sept ans après la chute du tsar, auprès de deux familles qui cherchent à s’adapter au nouveau régime tout en conservant leur place : les Goulatchkine, anciens propriétaires d’un restaurant luxueux, et les Smétanitch, nostalgiques de l’ordre ancien. Toutes deux ont pensé à une solution qui arrangerait leurs affaires, marier Valerian Smétanitch à Varvara Goulatchkine. Ainsi Nadedja Goulatchkine serait logée dans l’appartement confortable des Smétanitch qui seraient protégés par l’entrée au parti communiste de Pavel, le frère de Varvara qui obtiendrait ainsi un mandat assurant la sécurité de tous ! Pavel n’est pas bien convaincu, mais sa mère lui dit qu’en tant que cadre du parti il n’aurait rien à faire sinon rouler en limousine et donner des ordres. Reste à trouver deux ou trois prolétaires pour éblouir les Smétanitch, mais cela doit pouvoir se louer ou s’acheter avec une ou deux bouteilles de vin. Deux ou trois péripéties plus tard, incluant une malle où « réside tout ce qui reste de Russie en Russie », une domestique prise pour la Grande Duchesse Anastasia, un voisin qui veut se plaindre à la milice que les Goulatchkine aient voulu le noyer dans le vermicelle qu’il faisait cuire, on est bien sûr d’être dans un monde de fous, d’autant plus qu’à la fin la milice ne veut même plus les arrêter. Alors comme le dit Pavel « S’ils ne veulent même plus nous arrêter, qu’est-ce qui nous reste pour vivre ? »
Patrick Pineau signe une mise en scène qui conserve à la pièce son caractère subversif tout en portant à son sommet la force comique des situations et des répliques. Dans le petit appartement surchargé des Goulatchkine, Pavel pose des cadres propres à répondre à toutes les situations. La nuit à Copenhague ou une image du Christ portent au dos des portraits de Karl Marx. Il suffit de retourner les tableaux en fonction des visiteurs. Les murs sont peu solides, un clou planté et c’est la casserole de vermicelles qui atterrit sur la tête du voisin. Dans la seconde partie l’appartement des Smétanitch est à l’image du monde perdu de la Russie des tsars, vaste et vide !
Le metteur en scène s’est entouré d’une troupe de quatorze comédiens talentueux, dont se dégage particulièrement le talent comique de Nadine Moret, en Varvara rêvant de mariage et imaginant des stratagèmes pour arriver à ses fins, de Ahmed Hammadi Chassin, en Pavel arriviste maladroit et surtout de Sylvie Orcier, qui signe la scénographie et interprète magnifiquement Nadejda Goulatchkine, la mère véritable « stratège » dans cette affaire. D’écarts en quiproquo, de malentendus en préjugés de classe, la pièce galope comme les personnages et les répliques satiriques fusent, du genre « Regarde dehors s’il tient toujours ce pouvoir soviétique. Oui ? Alors on regardera demain ! ». Rien ne résiste à l’humour ravageur de Nicolaï Erdman souligné par Patrick Pineau, pas même ce fleuron du patriotisme russe qu’est la chanson Katioucha. On rit beaucoup de la bêtise de ces personnages, pourtant on ne peut se retenir d’éprouver un peu d’empathie pour eux car on sent bien que c’est de la folie de ce monde, où ils ne maîtrisent plus rien, qu’ils tentent maladroitement de s’échapper.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 5 mai au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du Champ-de-Manoeuvre, 75012 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h – Réservations : 01 43 28 36 36 ou www.la-tempete.fr
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