La Russie et son dirigeant Vladimir Poutine, sont aujourd’hui au cœur des préoccupations de nos démocraties. Roland Auzet, déjà auteur de l’adaptation remarquée de Nous l’Europe, banquet des peuples de Laurent Gaudé, s’attache cette fois au roman Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, Grand Prix du roman de l’Académie Française en 2022, qu’il met aussi en scène.
Construit autour d’un personnage fictif, Vadim Baranov, inspiré par Vladislav Sourkov, metteur en scène et homme d’affaire, devenu le principal spin doctor de Poutine, ce roman, sous couvert de fiction, décrit avec une précision de documentaire les arcanes du pouvoir russe et l’ascension de Poutine. De la perestroïka au règne de Boris Eltsine, où la Russie se lance dans une libéralisation effrénée ouvrant la porte à toutes les manœuvres des oligarques, tous se sont pris les pieds dans le tapis, pensant pouvoir manipuler celui qu’ils considéraient comme un modeste agent du KGB, jusqu’à ce que la créature leur échappe et devienne le président de toutes les Russies. De la guerre en Tchétchénie à l’invasion de l’Ukraine en passant par les Jeux de Sotchi et le naufrage du Koursk on suit son irrésistible et brutale ascension.
En entrant dans la salle on découvre une sorte d’immense salon aux canapés d’un blanc éclatant, posés sur un sol noir brillant que traversent des personnages aux costumes à l’élégance austère. Le jeu des miroirs, la présence d’écrans, les lumières aveuglantes contribuent à créer un espace à la froideur glaciale. On est chez Vadim Baranov qui reçoit un journaliste (interprété par Stanislas Roquette) arrivant avec à la main Nous autres, le roman de Zamiatine écrit en 1920. Dans cette dystopie, un État totalitaire exerce un contrôle absolu sur toutes les activités humaines dans le but d’y imposer un bonheur collectif, où toutes les libertés et jusqu’à la personnalité des habitants seraient sommées de se fondre. Ce brûlot lui valut bien sûr les foudres de la Guepeou et de Staline. Convoquant tous les personnages de l’histoire de la Russie post-soviétique, Baranov va à son tour se lancer dans une réflexion sur l’histoire russe et surtout sur un pouvoir assis, aujourd’hui comme hier, sur le rôle de la propagande, des réseaux sociaux et le mépris des masses. Le texte dense, très écrit, fidèle au roman, passant parfois du français au russe, fait aussi une place à la musique, du piano joué par Ksénia, l’épouse de Baranov, sorte d’ange de la mort vengeur interprétée avec autant de force que d’élégance par Irène Ranson Terestchenko, au rap craché avec violence par la franco-russe Claire Sermonne.
Il y a une brutalité, une énergie dans ce spectacle où apparaissent aussi bien le fascisme des loups gris, soutiens inavouables de Poutine, que la rage des rappeuses, les ambitions déjouées des oligarques comme Berezovsky, à qui Hervé Pierre prête sa rondeur, et qui sera vite vaincu par celui qu’il croyait être sa créature, que la brutalité d’un Prigogine, qui a cru qu’il pouvait contrer les plans du Tsar. Andranic Manet prête une froide détermination au personnage de Poutine érigeant en principe suprême la verticalité du pouvoir et cherchant à restaurer la souveraineté et la puissance de la Russie qu’il juge humiliée par les occidentaux. Revendiquant ouvertement l’héritage des pères fondateurs de l’URSS, on le voit s’appuyer sur le buste de Lénine les mains emplies de sang et faire l’éloge de Staline.
Il faut de la concentration au spectateur pour entrer dans cette furie de discours théoriques et de phrases percutantes, proférés à un rythme soutenu par des acteurs équipés de micros. Pourtant si on le fait, c’est passionnant. L’analyse lucide de la tragédie de la Russie post-soviétique que fait Vadim Baranov admirablement interprété par Philippe Girard s’imprime tragiquement dans l’esprit des spectateurs et éclaire l’actualité.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 3 novembre au Théâtre La Scala, 13 bld de Strasbourg, 75010 Paris – du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 17h – Réservations : 01 40 03 44 30 ou https://lascala-paris.fr
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu