En fond de scène une porte ouverte sur un ailleurs éclairé mais abandonné à lui-même. La lumière blanche qui en provient crée une ombre en trapèze sur le mur gauche de la scène. La projection au sol de cette forme lumineuse devient un parquet incliné et plongeant vers l’avant comme vrillé. C’est là que le non-drame de l’intranquillité va se dérouler, s’enrouler. Radeau en perdition ? Parquet de bureau trop bien ciré pour être honnête ? Planche à disséquer l’existence ? Tréteau de théâtre pour une pantomime éphémère ? Dans le coin inférieur droit de cet espace improbable, une table et une chaise miniatures, à taille d’enfant. Plateau des plus intranquilles !
Dans le décor de Jacques Poix-Terrier, rien dans les formes, dimensions et proportions n’est réaliste. Peu importe car le lieu où les choses se passent vraiment est tout mental. D’ailleurs, Soares, employé de commerce et avatar hétéronymique de Pessoa (parmi tant d’autres) a-t-il une existence réelle ? N’est-il pas, lui et sa vie, un rêve, un mensonge ou un songe plus vrai que la réalité ? Pourquoi alors ne pas réaliser son rêve ? Encore faudrait-il qu’il le veuille mais tout lui paraît vain et il manque au premier chef de « la volonté de vouloir ». Ceux qui croient avoir réalisé leur rêve de vie ont simplement fait le rêve prémonitoire de ce que la vie a fait d’eux, pense-t-il. Du coup, si le songe est la vérité de l’existence, le théâtre qui est par excellence l’autre scène devient « la figuration exacte de la vie ». Fernando Pessoa (1888-1935), écrivain secret, discret est aussi un moraliste et le penseur profond d’une humanité complexe mais sans fond, sans ancrage ontologique, errance intérieure sans tragédie.
En adaptant à son choix, en mettant en scène si justement et interprétant à merveille l’œuvre fragmentaire et posthume du poète portugais qu’est le fameux Livre de l’intranquillité, David Legras parvient à nous en livrer la substantifique moelle, sa quintessence poétique et philosophique. Son jeu captivant, fait de modulations infinies de ton, de variations d’affects, d’une diction admirable et d’une fantaisie doucement ironique, est un vrai bonheur de théâtre. Le comédien est en parfaite résonance avec Pessoa pour qui seul l’art peut donner sens à l’existence de ce « pauvre diable d’humanité ». C’est précisément avec un art accompli de la scène que David Legras nous raconte la vie vide d’un personnage banal, d’un homme qui ne se sauve (partiellement) de l’absurde que par des réflexions faites avec un art aiguisé de la dissection des illusions et vanités de ses semblables et des siennes. Le coup de génie théâtral de la compagnie de l’Instant Volé consiste à montrer tout cela avec finesse et esprit de jeu, comme lorsque Soares se lève de sa chaise trop étroite pour exécuter une danse clownesque et ludique sur une musique évoquant la farce de la condition humaine. Chorégraphie insolite et juste d’Ana Yepes.
On a beaucoup glosé sur le concept d’intranquillité ainsi que sur la traduction de son nom portugais de desassossego. S’agit-il de ne pas rester tranquille « dans sa chambre » selon la formule pascalienne, d’être intérieurement sans cesse agité par une angoisse existentielle, d’être désenchanté au point de sombrer dans la mélancolie ? Il est bon d’incarner les idées qui en vérité naissent d’abord dans nos chairs. Le spectacle de David Legras a l’immense mérite de nous mettre sur la piste d’un sens peut-être plus juste : par ses interrogations en volutes infinies, par ses équations morales à n degrés, par aussi cette gesticulation dansée, nous comprenons que l’intranquillité est d’abord la non-tranquillité, un concept strictement négatif qui n’énonce rien de positif, un non-savoir qui propose de vivre la vie sans y croire, sans céder aux vanités mais sans non plus prôner de vertus réparatrices, sans cultiver aucun malheur de vivre. À voir incarné si brillamment l’employé Soares-Pessoa sur son parquet-planche-de-surf, on comprend qu’être intranquille ce n’est surtout pas vouloir agir ; c’est ne rien faire pour vivre autrement qu’on vit la vie qui nous échoit, non choix ; c’est cependant ne pas se résigner au caractère fini de sa vie et chercher à « posséder son infini » ; c’est enfin savoir jouer avec le non-sens de l’existence donnée en opérant un léger déplacement, celui de l’art poétique, la beauté étant fille de la lucidité la plus crue chez Pessoa. « Je suis navigateur sur une mer ignorée de moi-même.» disait-il.
Ne manquez pas ce lever de voile et de rideau sur un auteur majeur par un acteur à la hauteur.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris – Du mercredi au samedi à 19h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr
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