Un autocar blanc arrive. Il roule mais poussé par ses occupants. C’est la panne. Le chauffeur manœuvre et immobilise l’engin, peut-être un vaisseau spatial… On ne peut de toute façon pas aller plus loin, en face un mur naturel, les parois de la carrière de Boulbon pour nous, mais pour eux les limites de la civilisation peut-être ou le dernier obstacle avant une nouvelle humanité. Nous sommes dans un futur incertain mais pas improbable. Errance ou quête? Entre les deux la frontière est ténue. Question de frontières : les passagers portent de grands chapeaux de cow-boys, ils chercheraient une nouvelle frontière, un far-west salutaire ? Mais « Ici est la rose, ici il faut danser » disait Ésope. Puisque c’est ici que la panne les a conduits, c’est ici qu’ils vont se poser et faire. Faire quoi ? L’animateur du groupe les invite à faire ce qui leur plaît mais avant il faut inscrire le lieu, le constituer en lieu pour eux au moyen d’un rituel. Creusement du sol dessinant un cercle, espace du sacré, placement en son centre d’une forme ovale, un gros œuf comme l’omphalos du temple oraculaire d’Apollon à Delphes, nombril du monde, puis ronde d’inscription à laquelle tous participent. Après seulement peut commencer le ballet des inspirations, des essais, des exercices, des performances hésitantes, fragmentaires mais libres. Faire de ce lieu nouveau leur jardin, lieu où l’on joue, où l’on (se) cultive, lieu d’une alter-civilisation.

D’un jardin l’autre car il y a bien deux jardins. Philippe Quesne a établi dès le titre de cette dernière création du Vivarium Studio, un lien avec un autre jardin, celui de Jérôme Bosch, le célébrissime Jardin des Délices (des « rêves » en anglais ou en espagnol). Un Jardin dont des légions de commentateurs se sont efforcés de réduire le mystère… en vain. On croit trop que face à un mystère, il faut le « réduire », l’expliquer rationnellement, alors qu’il faut au contraire l’approfondir, le pousser, jouer avec afin qu’il révèle par lui-même ses significations.

Du Jardin de Bosch à celui de Quesne, il y a allègement, raréfaction, aération. Autant le premier foisonne de corps, d’actions, d’objets, de décors ; autant le second est minimaliste ou rudimentaire. Les huit corps des acteurs, des objets ou gestes inspirés du tableau comme ce gros œuf creux, cette coquille de moule, instruments de musique, échelles, postures physiques des comédiens, habillés eux. L’autocar est en plus, il est de notre temps. Entre les deux temps, celui du tableau et celui du théâtre, rien d’identique mais une analogie forte : c’est seulement acculé par le cours de l’histoire que l’on a besoin de repenser le passé et d’envisager l’avenir autrement. Bosch le faisait au moyen du langage religieux de son époque en le refondant dans sa propre grammaire visuelle et plastique, mystique, une langue subversive, transgressive ou hallucinée, angoissée ou illuminée. Quesne nous propose de le faire dans une langue poétique, politique sur les marges, mais surtout dans un langage minéral ou musical, luminal ou subliminal, élémentaire ou de l’élément Terre. Entre les deux, des indices, des touches, pas plus mais cela suffit à créer un pont entre le jardin verdoyant et sombre et celui rocailleux et enchanté.

Si les deux Jardins ont une parenté, elle est faite de décalages de l’un à l’autre. Le théâtre pictural de Bosch est excitant, écrasant, affolant, inquiétant ; il nous plaît et nous panique à la fois, fascination. Le tableau théâtral de Quesne, il est aussi plasticien, est serein, apaisant, méditatif ; il nous alerte mais en douceur et cela rend l’alarme plus grave. Son Jardin aux dés lisses (non pipés) questionne autant notre place contingente sur terre et nos fins dernières que le Jardin des délires de Bosch. Le premier par un imaginaire de l’aléatoire, le second par une dramaturgie du fatal. Le théâtre de la lenteur de Quesne est un tableau vivant qui s’anime progressivement. La peinture figée sur son support de bois de Bosch est hyperactive. Entre les deux il y a eu l’annonce libératrice mais exigeante de Nietzsche, « Dieu est mort ». Les deux époques sont bien différentes, la nôtre n’a plus à craindre de ses croyances, elle aurait plutôt à craindre de ne plus croire, de renoncer à l’utopie, au Nouveau Monde. Bosch, le peintre adamite, rêvait du premier homme et de sa compagne dans l’innocence d’une nudité physique et psychique mais il était persuadé de s’adresser aux derniers humains, à des êtres perdus ou presque. Quesne, le dramaturge plasticien et metteur en scène des transitions, a confiance en ses semblables et ne croit pas être de la dernière humanité, pour lui l’être humain a encore à chercher, à se trouver.

Un spectacle que l’on pourrait dire impressionniste ou surréaliste mais les impressions de surréel, entre rêve et réalité, sont si fortes et si subtilement corrélées que l’ensemble est éclatant, brillant. La mise en scène est éblouissante : une mise en nature, une mise en territoire, une installation mais au sens de campement. Le théâtre de Quesne campe souvent ses personnages dans un décor qui est déjà un texte ou un personnage. Là, les météorites de Cosmic Drama, ici un théâtre de pierre naturel ; là une ferme post-effondrement dans Farm Fatale, ici un bus échoué en un lieu insolite dans un bout du monde ouvert sur des possibles. Quelque chose pourrait bien arriver… Une nouvelle géo-métrie du monde ? Un nouveau raisonnement more geometico ?

Ce qui rapproche les deux Jardins est de l’ordre de l’esthétique (au sens où François Truffaut y incluait une éthique) : Quesne comme Bosch insiste sur la coexistence entre humains et non humains, que ces derniers soient des animaux, des végétaux ou des cailloux ou même des objets fabriqués comme un instrument de musique devenant personnage : on peut jouer de la guitare sur scène mais celle-ci joue aussi dans la scénographie par sa présence et sa plastique, par la lumière qu’elle renvoie. Deux artistes anti-spécistes ! Chacun à sa manière, deux dramaturges de l’anthropo-scène !

Saluons donc toute la distribution : Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Lowënsohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaêtant, Vourc’h et une guitare, un violoncelle, un synthétiseur ; dans le rôle du véhicule, le bus blanc garé à jardin ; dans celui des enveloppes animales, l’œuf et la moule ; dans celui des moyens d’ascension, trois échelles ; dans celui des ustensiles du rituel, une pelle et une pioche et aussi des valises tenant le rôle du voyage. Mais tout cela est aussi porté par des textes originaux de Laura Vasquez dont les poèmes défilent numériquement côté cour ; par la lumière lunaire de Jean-Baptiste Boutte ; par les costumes et sculptures de Karine Marques Ferreira et par la vidéo pariétale de Matthias Schnyder.

Si vous n’avez pu visiter l’extraordinaire Jardin de Quesne à Boulbon en juillet dernier, il vous reste à monter dans un bus et à le suivre en tournée !

Jean-Pierre Haddad

Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon. Tournée : le 4 aout 2023 à Épidaure (Grèce) ; du 7 au 10 septembre 2023, Ruhrtriennale, Krafzentral, Disbourg, (Allemagne) ; du 26 septembre au 5 octobre 2023, Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse) ; les 12 et 13 octobre 2023, Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne ; du 20 au 25 octobre 2023, MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, Festival d’Automne de Paris ; les 23 et 24 novembre 2023, Maison de la culture d’Amiens Pôle européen de création et de production, Festival Next ; du 29 novembre au 1er décembre 2023, Théâtre du nord CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France avec la Rose des Vents – Villeneuve d’Ascq, Festival Next ; du 25 au 27 janvier 2024, Kampnagel, Hambourg (Allemagne) ; les 5 et 6 avril 2024, Carré-Colonnes Bordeaux-Métropole ; du 12 au 14 avril 2024, Centro Dramatico de Madrid (Espagne) ; les 27 et 28 septembre 2024, Festival Tengente St. Pölten (Autriche). D’autres dates à venir sur le site de la compagnie.

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