Un personnage autoritaire creuse et surtout fait creuser un fossé, c’est Pierre. Des blocs de pierre, Mousse qui creuse sous les ordres de Pierre en extrait beaucoup. Pierres anguleuses qui ne roulent pas mais que Mousse amasse à cour et à jardin. Arrive Amel qui conteste le bien-fondé du fossé. Est-ce au moins une fondation pour bâtir ? Nullement, on creuse car « l’espoir est bien mort et il nous faut l’enterrer ». On discute, se dispute et « le fossé se creuse »… Amel qui approfondit sa critique, creuse davantage le fossé ! Ce trou, on ne le voit pas, il est habilement dissimulé derrière qui réserve des surprises. Tous les fossés sont convoqués : entre les genres, les générations, entre autochtones et étrangers, dirigeants et exécutants. Quant au fossé de tous les fossés, il est bien sûr politique au sens grec : le collectif se déchire, la Cité creuse sa tombe par la discorde.

Arrive encore une chèvre agile, libre et éprise de liberté comme si elle avait quitté Monsieur Seguin tout en échappant au loup. D’ailleurs, cette chèvre fière s’obstine à se prendre pour un lion et parvient à en imposer aux personnages. Apparaîtra encore un spectre rouge en costume double : robe du soir d’un côté, collant jaquette de l’autre . C’est « L’Homme » mais en femme. Il-elle est là mais invisible et ceux qui l’attendaient l’entendent sans le-la voir. Sans complaisance, ce fantôme d’eux-mêmes délivre aux personnages leur quatre vérités : « Depuis toujours, vous faites, vous défaites. Vous pensez qu’il le faut, parce qu’on a pu vous le faire croire, mais vous ne savez pas qui, ni même pourquoi ? » Cette figure symbolique de l’Humain ne vient pas en sauveur car « ça a déjà mal tourné » : un monde humain où l’Homme ne se reconnaît pas: « Je n’existe pas. Vous m’avez inventé. » dit le fant’homme.

Le propos est profond et cependant léger car on joue du langage et la situation tourne au burlesque. Il n’empêche que le fossé pourrait devenir fosse commune à moins qu’on ne soit sceptique… La chèvre se rebiffe et décide de se sacrifier sur l’autel du « règne des inconscients ». Amel osera une oraison funèbre à la Henri Salvador : « C’était un lion. Elle avait tout d’un lion. Ce n’est pas la chèvre, c’est bien le lion… qui est mort ce soir ». Mais la fin de la terrible jungle n’est pas pour demain…

Le rire est jaune comme le gris bleuté des fausses pierres. Imaginez En attendant Godot monté façon boulevard avec moult calembours et jeux de mots. Imaginez Don Quichotte qui ne trouverait pas un seul moulin à confondre avec des géants, le vide. Imaginez Sisyphe qui au lieu de pousser son rocher indéfiniment creuserait un fossé sans fond. Imaginez encore Hamlet qui ne saurait ni qui être ni où aller. Si vous imaginez tout cela en même temps et sous l’aspect d’une farce à la fois sombre et drolatique, vous aurez une petite idée du Fossé, pièce patchwork et « spectacle profond » mais de la profondeur d’un trou dont le creusement ne fait qu’augmenter l’étendue métaphorique.

L’auteur, Jean Baptiste Barbuscia pratique le mélange des genres et la caricature. Comique tragique ? Pour le moins une certaine ironie et une vraie dérision. Décroyance en l’humanité mais espoir de provoquer un sursaut. Le fossé de génération, Jean-Baptiste n’est pas tombé dedans, il offre son texte à son père, directeur du Théâtre du Balcon en Avignon qui le met en scène. Serge Barbuscia, en travaille la désinvolture désopilante par une scénographie minérale combinée à une distribution très contrastée : Xavier Coppet qui creuse sans se creuser, Alice Faure en humaine générique, Fabrice Lebert en chèvre rugissante, Maïssane Maroqui en Amel dérangeante et Laurent Montel en grand-chef-fossoyeur.

Déambulation en absurdie, comique potache, métaphore politique et désillusion humaniste ne visent qu’à provoquer la réflexion, voire le comblement…

Le Fossé finit par un trou noir scénique. Normal, on est au théâtre ; ce truc qui creuse les failles des humains. Pas de fosse dans la salle mais le parterre applaudit à tout rompre.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre Le Balcon, 38 rue Guillaume Puy, Avignon 84000. Avant-première du 08 au 16 avril 2023. Reprise dans le Festival Off à 16h. au Balcon, du 7 au 26 juillet. Relâche les 13 et 20 juillet

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