Bruscon, homme de théâtre arrive avec sa femme et ses deux enfants à Utzbach, un village au fin fond de l’Autriche, pour jouer le soir même, dans une auberge, son grand œuvre, La roue de l’histoire , où se croisent Napoléon, Metternich, Lady Churchill, Einstein et Marie Curie ! Excédé par la condition misérable de cette auberge et de ce village, tout à fait indignes de son œuvre, et par « l’anti-talent » des acteurs (sa femme, sa fille et son fils), Bruscon se lance dans une logorrhée vertigineuse. Mégalomane, persuadé de son génie, tyrannique avec sa femme, ses enfants et l’aubergiste, capricieux, misanthrope et d’une misogynie qui dépasse l’imagination, il vomit ce village dont il semble sans cesse oublier le nom, n’a pas de mépris assez grand pour l’aubergiste, les femmes, en particulier la sienne « qui toussote son texte », la province, les prolétaires, les Autrichiens, chez qui « il n’y a pas la moindre once de gentillesse » et où « tous les hommes sont Hitler ».
Cette comédie grinçante apparaît très caractéristique des obsessions de Thomas Bernhard. Á travers le discours de Bruscon, ce sont tous les soucis du faiseur de théâtre qui sont abordés : l’inadaptation du lieu où se joue la pièce, l’horreur des tournées en province, le public qui ne reconnaît pas la grandeur de l’œuvre qui lui est proposée ou qui ne vient pas, les négociations avec l’aubergiste qui lui loue la salle et avec le capitaine des pompiers, que l’on n’arrive pas à joindre et qui doit accepter d’éteindre la lumière des issues de secours pour les cinq dernières minutes, « sinon la pièce ne se jouera pas », les acteurs qui devraient avoir lu Spinoza ou Schopenhauer pour comprendre ce que c’est que jouer et qui ne l’ont pas fait, etc.
Christophe Perton s’est délibérément placé à rebours des mises en scène qui le plus souvent inscrivent la pièce dans un décor d’auberge autrichienne. La scène semble un prolongement de la salle aux décors rouges à l’ancienne du Déjazet. Les gravures qui ornent les murs seront peu à peu détachées par le fils sous les ordres tyranniques du père. Quant au rideau, quand on le tire, il a une fâcheuse tendance à partir en pièces à l’image de la pièce de Bruscon. Toute la place est laissée au verbe, car la pièce est un quasi-monologue où l’excès est porté par le style. Les formules explosent entraînant le rire. André Marcon est Bruscon, récriminant contre tout, l’odeur, l’hôtelier qui prétend lui faire payer la location de la salle, la musique au théâtre, sa famille qui n’est qu’anti-talents, la pire étant la mère « qui investit tout son talent dans ses maladies » ! Il est formidable en monstre égocentrique et exigeant, critique féroce tyrannisant sa famille. Il se lance dans cette logorrhée qui ne laisse guère de place à ceux qui l’entourent, cette famille brinquebalante, épuisée qui tant bien que mal le suit malgré ses moqueries insultantes. Bien que quasiment réduits au silence, coupés dans leur élan dès qu’ils tentent de dire quelque chose, les autres personnages existent. L’hôtelier (Eric Caruso) laisse passer l’orage et se contente d’approuver vaguement lorsque c’est indispensable. Barbara Creutz, totalement résignée face à ce mari écrasant, passe en toussotant. Agathe L’Huillier, stoïque, tente de satisfaire ce père exigeant, tout en laissant entrevoir qu’elle n’est pas dupe de ce génie autoproclamé. Jules Pelissier enfin est Ferruccio, le fils, plus doué pour les travaux manuels (installer la salle) que pour le théâtre, selon les mots de son père. Il saute, casque sur les oreilles, ressemble à un jeune d’aujourd’hui qui préférerait nettement être ailleurs.
On se régale de ce portrait cruel et jubilatoire, désespéré et parfaitement comique, d’un « faiseur de théâtre », incarné par un grand André Marcon.
Micheline Rousselet
Du lundi au samedi à 20h30
Théâtre Déjazet
41 Boulevard du Temple, 75003 Paris
Réservations : 01 48 87 52 55
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