En 1943 l’auteur russe Evgueni Schwartz écrit Le dragon. Sitôt représentée en 1944 la pièce est interdite par Staline. Pourtant c’était un conte, tout au moins au premier abord ! Une petite ville est sous la coupe d’un dragon à trois têtes qui impose aux habitants des tributs divers en échange de sa protection. Parmi ces tributs il exige que chaque année on lui livre une jeune fille de son choix. Il est si monstrueux que la jeune fille meurt dès le lendemain des noces. Il y a bien eu quelques mouvements de rébellion, mais le dragon les a écrasés dans le sang. Les autorités locales collaborent et la population s’est résignée. Elle accepte sa sujétion, avec même un certain enthousiasme, jusqu’au jour où arrive dans la ville un jeune homme prénommé Lancelot qui se dit tueur de dragon. Et le hasard veut qu’il arrive justement dans la maison de l’archiviste, Charlemagne dont la fille Elsa doit épouser le monstre le lendemain.

Thomas Jolly place le conte dans un univers onirique et expressionniste. La musique tonne, les lumières zèbrent l’obscurité, des nuages de fumée s’élèvent de profondeurs obscures où rougeoient des lueurs inquiétantes d’incendies. Il met en œuvre toute la machinerie théâtrale sans sacrifier la fantaisie du conte : un chat qui parle, prénommé Marinette, un tapis volant taille XXS, un chevalier en haillons prénommé Lancelot qui n’a pourtant pas l’air bien redoutable, surtout quand on lui octroie comme armes un plat à barbe, un plateau et une feuille roulée en guise de lance. Il y a même des têtes coupées qui tombent du ciel sous les hurlements du bon peuple arrosé de sang et terrorisé.

Mais il y a aussi tout le contenu politique de cette pièce. Evgueni Schwartz y visait Hitler mais pas seulement. Staline ne pouvait que s’y reconnaître quand l’auteur parle de la tyrannie d’un monstre sanguinaire et du combat qui se livre entre la liberté et « la servitude volontaire », d’où l’interdiction de la pièce. Tout va de travers dans cette ville. Encouragée par ses édiles et paralysée par la peur, la population rejette violemment la proposition de Lancelot de les débarrasser du dragon qui risque de bousculer l’équilibre de la terreur qu’elle a accepté. Et quand le dragon sera tué ce sera pire encore. Evgueni Schwartz dans cette partie s’éloigne du conte pour une réflexion plus politique. Le bourgmestre et son fils installent un pouvoir absolu kleptocrate et tueur de liberté. Mais cette fois c’est d’un réveil citoyen et non d’un héros providentiel que viendra le salut.

Le metteur en scène joue bien sûr des liens que l’on peut faire avec l’actualité, les répercussions d’un pouvoir totalitaire sur toutes les couches de la société, le pouvoir des mots que l’on détourne de leur sens, les fausses nouvelles de victoire, la foule versatile que l’on retourne en la manipulant. On ne peut s’empêcher de penser à la Russie de Poutine, mais pas seulement !

Thomas Jolly a choisi d’accentuer par sa mise en scène l’aspect de farce sinistre de la pièce, ce qui la rend d’autant plus effrayante. Sous des lumières où le blanc n’apparaît que zébrant le noir ou dans la robe de mariée d’Elsa lors de ses noces funèbres, les costumes extravagants et les maquillages outranciers des personnages créent un univers au fantastique inquiétant. Pas de monstre classique sur le plateau. Le dragon a trois têtes, ce sont trois acteurs et toute la population, des jeunes filles au jardinier, a vite fait de représenter un des multiples visages du dragon sous une tête bien humaine.

Une mise en scène magistrale pour ce qui commence comme un conte effrayant et finit en farce politique plus effrayante encore.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 26 mars au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, 92000 Nanterre – mardi, mercredi à 19h30, jeudi, vendredi à 20h30, samedi à 18h – Réservations : 01 46 14 70 00 ou nanterre-amandiers.com

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