La foule attend dans le hall du théâtre et d’un coup : « Bonsoir, je m’appelle Jonathan, je vais vous demander un peu d’attention s’il vous plait. Voilà, nous avons un certain nombre de colis et du matériel qu’il faudrait nous aider à porter sur le plateau pour le bunkering [chargement de la soute d’un navire] » Pas encore dans la salle qu’on embarque déjà ! Quelques-uns d’entre nous prennent un seau en pénétrant dans le couloir-passerelle qui mène au plateau-bateau. Arrivés dans la salle, ils le remettent à un personnel de l’AQUARIUS, navire humanitaire, et prennent place dans les gradins. Voyage en bateau, soutage en plateau, bastingage dans le dos. Deux autres membres d’équipage parcourent les travées pour rappeler les mesures de sécurité et de mettre les téléphones sur bateau car beaucoup de technologie à bord. Ce Dernier voyage en est certainement un premier pour beaucoup d’entre nous, le public, qui n’avons jamais participé à une opération de sauvetage de migrants en pleine mer. Des dizaines de personnes, serrées dans de frêles ou vétustes embarcations, affamées, assoiffées, menacées par la noyade ou par les brûlures à l’essence qui mélangée à l’eau devient très corrosive, sans parler des pirates… Sauver en mer des migrants fuyant l’enfer libyen et rêvant du paradis européen, ce fut entre 2015 et 2018 la mission courageuse de l’Aquarius affrété par SOS Méditerranée et Médecins Sans Frontières, navire sur lequel nous nous retrouvons à notre tour, embarqués.

Spectacle immersif ? Plutôt in-mer-Sisyphe tant la tâche semble dérisoire face aux milliers de migrants engloutis chaque année par les flots sur lesquels Ulysse parvint à sauver sa peau. Mare Nostrum est redevenue une mer en guerre contre des humains livrés à l’errance. Mer salée devenue amère.  

L’Aquarius fait son dernier voyage, sans le savoir il pousse son dernier rocher de ferraille… Après le sauvetage de 629 rescapés dans une mer agitée au large de Malte le 8 juin 2018, les autorités maltaises ainsi que l’Italie de Salvini refusent au navire l’accostage dans un de leurs ports. La situation devient critique à bord mais rien n’entame le cynisme de la Communauté Européenne et la honte des droites moyennes ou extrêmes aux manettes dans plusieurs États. Le droit maritime international ainsi que le code d’honneur des marins imposent de sauver toute personne en danger quelles que soient sa provenance, son identité ou les raisons de sa présence en mer. Ce même droit oblige les États maritimes à offrir un port sûr aux rescapés mais le droit est lettre morte sans l’action volontaire des humains et les gouvernants ne sont pas les derniers à le mépriser y compris dans les « États de droit ». En France, Macron tel Pilate se lave les mains dans l’eau bénite romaine : « Si un bateau avait la France pour rive la plus proche, il pourrait accoster car c’est le droit international. L’Italie doit recevoir l’Aquarius. » Tandis que la mal nommée « Marine » veut que les rescapés « retournent d’où ils viennent »… À la nage ? Femmes enceintes et enfants compris ? « Qu’il(s) retournent d’où il(s) vien(nen)t » répètera en novembre 2022 un député R.N. dans l’enceinte de L’Assemblée au sujet de L’OCEAN VIKING… Retour vers l’enfer libyen 2! Après des jours d’attente en haute mer, coup de théâtre, l’Aquarius est invité par Pedro Sanchez, Premier ministre de l’Espagne, à accoster à Valencia… à 1500 kilomètres de sa position ! Le 18 juin enfin, le navire entre dans le port espagnol sous les applaudissements mais il apprend au même moment que Malte lui interdit désormais ses eaux territoriales, que la zone maritime dans laquelle il opérait est à ce jour octroyé à Tripoli et, cerise sur le paquebot, que Gibraltar lui ordonne de cesser ses activités de sauvetage sans quoi il lui retirera son pavillon. L’Aquarius perdra donc son droit de naviguer et devra cesser ses activités après avoir sauvé plus de 30 000 migrants en 243 opérations.  

Tout cela et plus encore est présent plutôt que représenté dans le spectacle de Lucie Nicolas, autrice et metteuse en scène de ce vrai faux Dernier voyage. Vrai car son théâtre parfaitement documenté est plein d’informations exactes sans didactisme et avec beaucoup d’effets dramatiques. Faux, car Lucie Nicolas naviguera certainement encore longtemps sur les plateaux de théâtre avec le Collectif 71. Ce groupe d’artistes créé en 2005 au Théâtre-Studio d’Alfortville, s’inspire du travail du philosophe Michel Foucault (1926-1984) pour qui l’année 1971 fut celle d’un engagement résolu aux côtés des détenus et contre les violences policières ou racistes. Le Collectif 71 porte sur les planches avec un bel esprit d’engagement des problématiques graves tout en faisant preuve de grande liberté et inventivité dans la création.  

Précisément, la scénographie de ce voyage au bout de la mer est extraordinaire de simplicité, d’originalité et d’efficacité. Un plateau qui suggère le pont du bateau mais sans y ressembler. Aucun réalisme, tout est suggestion comme cette ronde de seize micros sur pied qui peuvent être tour à tour, postes d’opération ou de commandement, matériels techniques à gérer et régler ou silhouettes amaigries de rescapés… Saabo Balde, Jonathan Heckel et Lymia Vitte, personnels de l’Aquarius nous accueillent donc dès l’entrée du théâtre mais ils ne restent pas enfermés dans ces personnages. Ils se démultiplient en tenant tous les rôles : marins, médecins, journalistes, mais aussi migrants ou encore autorités portuaires ou politiques : c’est le geste et la parole, soit le jeu pur qui fait le personnage. Les comédiens travaillent leur théâtre sous nos yeux, ils s’activent comme de bons matelots dans la tempête et c’est par cette analogie sans reproduction que le spectacle devient poignant, corporel, chavirant, capable de rendre ce dont il parle sans le montrer. Formidable distanciation qui ne tient pas tant au jeu d’acteur, plutôt à vif, qu’à la construction in situ d’un système théâtral de signes et d’accessoires concourant dans un ensemble chaotique mais vrai à faire sens sans images. Un « théâtre abstrait » mais pas au sens intellectuel, plutôt comme l’abstrait en peinture dépasse le figuratif tout en restant concrètement de la peinture ! La résultante de tout cela est que très naturellement, les images adviennent en nous pour nous faire vivre et voir ce dont il est question de l’intérieur. Gageons que leur trace restera longtemps en nous avec un sentiment de révolte contre une injustice qui nous implique, nous européens, à notre corps défendant. Abstraction comme un enco(r)dage du monde mais tout y est hyper concret comme le support, la pâte, la couleur, la touche, le rendu sont concrets dans la peinture abstraite, comme le son est concret dans la musique du même nom. Justement la musique accompagne toute la traversée en harmonie ou en bruits des machines ou des vagues, sirènes, cornes de brume, signaux radio, voix off. Elle est également produite en plateau par le talent multiphonique de Fred Costa. Tout le spectacle est donc d’une concrétude qui prend aux tripes, à la gorge, aux yeux et à la pensée ! Citons encore aux côtés de la capitaine-théâtre, Stéphanie Farison pour la dramaturgique et Laurence Magnée qui assure une création lumière d’une efficacité redoutable.           

Le dernier voyage est un théâtre sur la crise morale et politique de l’Europe, une mise en question du continent qui a inventé les droits humains universels, le droit d’asile et qui malgré sa puissance économique rechigne à sauver quelques milliers de voyageurs en détresse sur la mer. Comment l’empêcher et nous empêcher d’abandonner ces valeurs ? En le projetant dans une réalité houleuse où la représentation serait indécente, Lucie Nicolas met le théâtre en crise sur le plateau et dans la salle, sauf que cette scène de crise prend fin dans le soulagement au bout d’un peu plus d’une heure alors que la crise de notre continent s’éternise en s’aggravant ! Jamais théâtre ne fut plus nautique et politique… Alerte au naufrage !

Il y a bien des urgences autour de nous mais il y en a une au service de l’une d’elles qui est à votre portée, c’est d’embarquer à bord de l’Aquarius pour un (non) dernier voyage.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre-Studio d’Alfortville, 16 Rue Marcelin Berthelot, 94140 Alfortville. Du 10 janvier au 14 janvier 2023 à 20H30. Informations et réservations : 01 43 76 86 56 et https://theatre-studio.mapado.com/

Tournée : Théâtre du Point du Jour à Lyon, du 30 mars au 1er avril ; Les Passerelles à Pontault-Combault les 6 et 7 avril 2023.

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