Une salle de cinéma à l’ancienne, aux fauteuils rouges un peu fanés avec ses portes à hublot et au fond la cabine du projectionniste. Cinq silhouettes y sont assises tandis que dans la pénombre s’élève la musique de Il pleut sur Nantes, la chanson de Barbara. Le cinéaste-metteur en scène Christophe Honoré (interprété par Youssouf Abi-Ayad) dit qu’il réalise un film Le ciel de Nantes et nous projette dans son passé, convoquant ses fantômes familiaux, marqués par les grossesses précoces et non voulues, la précarité sociale, les violences domestiques, l’homophobie, les abandons et les suicides. Ces fantômes, il les évoque sans chronologie, au gré des rencontres, une situation en amenant une autre et l’on se perd avec tendresse dans ce labyrinthe d’émotions.
De cette histoire, il n’a finalement pas fait un film, peut-être paralysé par la crainte de l’indécence et de la trahison, au grand soulagement de certains et aux regrets d’autres qui se seraient bien vus interprétés par Gérard Lanvin ou Philippe Noiret ! À la place il a fait cette pièce de théâtre où se retrouvent les membres de cette famille un peu compliquée, que l’auteur et metteur en scène a probablement fui en partant à Paris, mais qu’il peint avec beaucoup de tendresse.
Comme dans une grande réunion de famille, ils racontent leur histoire et la commentent avec pudeur ou avec une insolence gouailleuse qui masque la tragédie. Parfois quand l’émotion est trop forte, ils quittent la scène pour les coulisses où les suit la caméra. Chacun a son point de vue, de la grand-mère (formidable, turbulente et insolente Marlène Saldana) encombrée d’une ribambelle d’enfants non voulus, qui faisait danser Christophe sur les chorégraphies de Sheila et n’a plus voulu lui parler quand elle a appris son homosexualité, au grand-père espagnol (Harrison Arevalo) exilé de la famille à qui l’on a interdit d’aller à son enterrement et dont le fantôme habillera Christophe d’un costume de toréador pour lui « donner quelque chose de son héritage paternel ». Aux côtés de Jacques (Jean-Charles Clichet) le raisonnable, Christophe Honoré retient aussi l’oncle Roger (Stéphane Roger), mentant et empruntant à tous sans vergogne, toujours prêt à une énième provocation, mais dont la gouaille railleuse masque les souvenirs tragiques de sa guerre en Algérie et de la mort de son fils et surtout sa tante, à la vie familiale fracassée, que Christophe aimait tant, et qui a fini par réussir son suicide (douce et émouvante Chiara Mastroianni). C’est à son frère cadet Julien que Christophe Honoré a offert le rôle de sa mère terminant ainsi en abyme ce portrait familial. Tous nous entraînent dans cette marmite nantaise, tourbillon de vie, de rires et de drames ponctué de chansons, de Joe Dassin à Lou Reed, que chante Chiara Mastroianni, en passant par Sheila.
Christophe Honoré n’édulcore rien de cette histoire familiale avec ses côtés parfois sordides, où la précarité sociale charrie son lot de drames, de violences, de racisme et d’homophobie. Mais ce qui rend ce portrait de famille si touchant, ce n’est pas tant qu’on y entend la vérité de chacun, mais que Christophe Honoré y fait entendre son besoin de parler avec une tendresse déchirante aux êtres aimés disparus. Et lorsqu’il fait glisser doucement sur la scène les cercueils des disparus, le rideau peut tomber, leur souvenir s’est imprégné dans nos mémoires.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 3 avril au Théâtre de l’Odéon – Place de l’Odéon, 75006 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 44 85 40 40 ou www.theatre-odeon.eu
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