
Le duo Valérie Lesort et Christian Hecq tape fort une fois de plus. Pour notre plus grand plaisir, ils reprennent ce Bourgeois gentilhomme multimoliérisé en 2023. Grâce à leur mise en scène, la pièce de Molière tourne au délire sans que le message de Molière soit affaibli.
Ils ont d’abord repensé la musique qui accompagne cette comédie-ballet. On reconnaît vaguement dans l’ouverture la musique de Lully mais ensuit la partition, confiée à Mich Ochowiak et Ivica Bogdanić, s’échappe vers celle des Balkans, chère à Kusturica. Cinq musiciens, un accordéoniste et quatre joueurs de trompette, tuba, hélicon et trombone apparaissent dans une loge du balcon du théâtre. Ils ouvrent la pièce en gaieté et interviendront ensuite sur scène ou d’une loge à une autre. Les maîtres chargés de faire de Monsieur Jourdain un homme de Cour sont un vrai bonheur de théâtre. Gaël Kamilindi, coiffure extravagante, petite veste cintrée avec col de fourrure, poulaines blanches aux pieds, tel un maître de ballet sorti d’un univers queer, bondit et fait des entrechats comme un lutin léger, faisant paraître d’autant plus lourd et maladroit son élève. Guillaume Gallienne est totalement inénarrable en maître de philosophie lui faisant répéter des o, des a, des e à grands coups d’effets de langue. En outre, un peu de magie ne peut que séduire. Les notes ou les clés de sol ou de fa voltigent au-dessus du cours de musique tout comme le fleuret pour le cours d’escrime de M. Jourdain. Poissons, coquillages et autres crabes s’agitent eux-mêmes en musique accompagnant les invités lors du repas que M. Jourdain offre à la Marquise (superbe Françoise Gillard).
Quand M. Jourdain paraît le public reste époustouflé par son costume qui, comme tous ceux qui suivront semble sortis d’une imagination débridée (Vanessa Sannino). Il porte une sorte de grenouillère de velours gris et une petite cape avec franges et pompons qu’il pense convenir pour un homme qui veut se hisser à la hauteur de « la belle marquise dont les yeux, d’amour, le font mourir ». Les domestiques eux portent des culottes bouffantes à la mode Henri II et leur pourpoint s’orne d’un écusson portrait de leur maître.
Dans la seconde partie, le décor austère de la première partie devient un écrin d’or par le jeu de panneaux pivotants imaginés par M. Jourdain pour pouvoir éblouir la marquise sans alerter sa femme (Sylviane Bergé en tenue stricte de gardienne de la raison dominant son mari d’une bonne tête). M. Jourdain lui-même a enfilé une combinaison dorée agrémentée d’une double jupette qu’il tente parfois, et sans succès, de soulever élégamment. La turquerie où M. Jourdain croit donner sa fille en mariage au fils du Grand Turc permet à Christian Hecq et Valérie Lesort d’aller encore plus loin dans leur folie de mise en scène. Un éléphant apparaît autour duquel dansent des gitans dont un, avec myriade de fruits et légumes partout, semble échappé d’un tableau d’Arcimboldo !
Christian Hecq est un formidable M. Jourdain. Déployant un jeu physique de clown, il ose tout, chante, danse comme une rock-star, se mue en rappeur, doigt pointé sur l’assistance. Il est ridicule avec ses tenues extravagantes et son costume pseudo-turc – avec rouleaux de papier WC en guise de bouclettes et balai de WC en guise de sceptre – comme dans ses efforts pour avoir des manières de cour. Et sa femme et la servante Nicole (Véronique Vella) ne manquent pas de se moquer de lui. Pourtant son désir de faire partie d’un monde qui lui reste définitivement fermé nous touche. Il n’a pas reçu les codes en héritage et sera toujours un parvenu à qui l’on peut extorquer de l’argent et dont on peut impunément se moquer. A la fin, resté seul sur la scène tandis qu’au-dessus de lui il entend bien qu’on se moque de lui, pour une minute, il devient même poignant.
Une mise en scène brillante qui porte la pièce au sommet et n’oublie pas de sonner comme un écho à la pensée de Molière qui ne se faisait guère d’illusions sur sa place à la Cour où il savait n’être perçu, aussi génial fût-il, qu’en étranger à ce monde, un saltimbanque en quelque sorte.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 14 juillet à la Comédie Française, Salle Richelieu, Place Colette 75001 Paris – 20H 30 ou 14h horaires et jours à vérifier sur le site – Réservations : comedie-francaise.fr
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