Imaginez vos descendants dans soixante ans, habitants du « monde d’après ». Un après radical où tout aurait été rayé du paysage, même le théâtre ! On a longtemps cru ou fait croire que la civilisation capitaliste était « sans alternative » au sens prétendument positif d’un horizon radieux et indépassable. Désormais, on comprend que si c’est le cas, c’est parce qu’elle semble en mesure de mettre fin à toute civilisation humaine sur terre entraînant dans sa chute un effondrement du vivant déjà commencé et nommé Sixième extinction. Les descendants survivants n’auraient plus comme traces d’aujourd’hui que des fragments de réalité. Pour les faire exister au grand jour, pour les remettre en mémoire, ils se livreraient tous les soixante ans à un rituel qui malgré le désastre pourrait faire théâtre… C’est le pari sur un futur illisible qu’ont fait Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche, un quatuor de doux rêveurs au service de l’art dramatique.
Rituel de remémoration ou encore archéologie anticipée d’un passé qui serait notre présent. Car ces fragments sont épars, lacunaires et muets tels ceux que l’archéologue découvre dans ses fouilles : jamais la statue ou la poterie entière, seulement des morceaux qui, rassemblés peuvent bien donner une idée de la chose dans sa globalité mais avec des blancs, des pointillés. Là, il resterait 46 fragments, pas un de plus pas un de moins, avec des numéros qui ne se suivent pas comme si certains avaient déjà été perdus. Ces quarante-six-là sont donc précieux, à ne sortir que tous les soixante ans avec précaution. Nous y sommes et les trois comédien.ne.s vont dérouler sous nos yeux ce rituel. Pris d’un sérieux sans affect, ils annoncent solennellement le numéro de chaque fragment et s’appliquent à le faire exister devant nous, à faire revivre ainsi un pan de notre réalité. Les trois archéo-comédiens jouent des bribes de notre monde comme s’il n’existait déjà plus. Leur intelligence de jeu consistant à les interpréter comme s’ils les ignoraient vraiment, en suivant à la lettre les indications de chaque fragment, au début presque gauchement… Ils parviennent ainsi à nous faire croire que notre monde a réellement déjà disparu, aidés en cela par le fait que maintes choses sont entrées en décomposition, comme le baiser (banni par hygiénisme), la neige (désormais artificielle) ou la démocratie (tellement formelle).
Chaque mise en jeu de fragments est à elle seule une mise en scène et les 46 pièces de ce puzzle civilisationnel se succèdent sans transition, dans une cascade aléatoire et drolatique qui ressemble à un inventaire à la Prévert. Pas de ratons-laveurs dans la liste mais des cailloux blancs de différentes tailles sur le sol – Est-ce une « scène » puisque le théâtre n’existe plus dans cette histoire ? Cailloux disposés ou manipulés, métaphores d’objets divers ; cailloux comme des jalons ou comme ceux du Petit Poucet, histoire de retrouver notre chemin dans le grand désordre du monde.
Notre présent est dessiné en pointillé mais en dépit du minimalisme du spectacle, tout ce qui fait le théâtre se met à exister sous nos yeux : un espace sacré de la représentation permettant l’illusion, un temps séquencé non par des actes ou des scènes mais par des fragments en acte et mis en scène, de l’imaginaire à foison dans un non-décor autorisant toutes les projections mentales, du récit, des lumières, du son, des actions spectaculaires ou inattendues comme dans le fragment « Attention passage d’animaux sauvages » ou celui sur « La propriété », une parfaite diction, des postures et des rôles, un deus ex machina et même une coulisse permettant une sortie de scène que l’on ne devine pas dans l’espace clos de la Cour Montfaucon de la Collection Lambert. Clôture qui suggère fort bien celle du temps remémoré par les personnages, archéologues fantasques de notre présent agonisant. Il y a aussi de la musique, du chant, de la danse parce qu’il y a bien sûr de formidables acteurs dont l’implication totale dans chaque fragment permet en un court laps de temps d’en dire tout le sens, d’en exprimer toute l’intensité dramatique, tragique ou comique. Il y a encore des passions, de la politique, la vie et la mort ; et il y a aussi nous, le public ! Quel magnifique théâtre que nous sommes invités à regarder-là !
D’ailleurs, Le Beau monde ne se cache pas d’être aussi une réflexion sur le théâtre et sa magie. Le dernier fragment n°427 s’intitule Les fantômes : « À la fin du rituel, les participants frappent dans les mains afin de chasser les fantômes convoqués. » Et ça marche ! Nous frappons dans nos mains, nous frappons si fort que le mouvement de nos bras nous soulève comme s’ils étaient des ailes et nous ovationnons debout le beau théâtre qui nous a été offert en toute simplicité.
Que devient une société qui ne s’occupe pas de ses fantômes, les bons comme les mauvais ?
Jean-Pierre Haddad
Avignon 2023 – Cour Montfaucon de la Collection Lambert. Les 19, 20 et 21 juillet à 21h et 23h59.
Tournée : le 1er août 2023 – Théâtre du Fort Saint-Antoine, Monaco ; du 12 au 23 septembre 2023 – Le Centquatre, 75019 Paris ; du 2 au 6 novembre 2023 – MAIF social club, Paris ; du 13 au 18 février 2024 – Le Trident – Scène Nationale de Cherbourg ; du 28 février au 2 mars 2024 – Scène Nationale de Sénart ; le 5 mars 2024 – Théâtre Châtillon Clamart ; les 26 et 27 mars 2024 – Théâtre Jean Vilar – Montpellier ; le 5 avril 2024 – Théâtre Louis Aragon – Tremblay en France ; du 3 au 5 mai 2024 – Scène Nationale de Sénart ; du 4 au 6 juin 2024 – TAP – Poitiers.
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