« On emporte un peu sa ville/Aux talons de ses souliers/Quand pour vivre plus tranquille/On doit tout abandonner » chantait Enrico Macias jadis. Mais est-ce toujours vrai ? On peut devoir tout abandonner et ne rien emporter dans ses pas. Pire, on peut s’adonner méthodiquement à tout oublier, à ne rien garder, à tout perdre de son passé, comme une amnésie décidée, décrétée.

En 2017, Alice Zeniter petite fille de harkis recevait le prix Goncourt des lycéens pour son roman, L’art de perdre (Éditions Flammarion) Cette pièce en est la libre adaptation et disons-le d’emblée, une adaptation fort réussie ! 

La mémoire de la famille Zéniter est comme tant d’autres familles de harkis marquée injustement du sceau de l’infâmie et ce aux yeux des deux camps qui se sont affrontés durant la guerre d’Algérie : pour l’armée française les harkis collaboraient et trahissaient leur pays au profit de la France et pour le FLN, ils collaboraient et trahissaient leur pays, l’Algérie. Car les harkis croyaient en la France, en particulier quand les pères avaient combattu dans la Grande Guerre. En 1962, ils ont cru que le pays de l’Égalité s’occuperait dignement d’eux. Dans le cas Zeniter, le grand-père a posé à son arrivée à Marseille une sorte d’interdit de mémoire et de paroles sur le passé kabyle de la famille. Dans « Zeniter » il y a « terre », il y a « nie » de nier et cela ne s’est pas fait de façon « zen »…

Troisième génération, celle de l’autrice : ce doit être bizarre que ne pas pouvoir se défaire d’une assignation identaire qui ne nous parle pas, qui reste sans écho intérieur, non transmise. C’est comme si la situation au moment de l’Indépendance se répétait : le cul entre deux chaises et ils sont deux à vous retirer la chaise ! Intenable. Déterrer le passé douloureux ? Courage ! Dans toute injonction familiale à l’oubli, il y a toujours dans la descendance « un petit soldat qui se lève » pour faire le chemin inverse en pensée d’abord, en action ensuite. C’est l’histoire de Naïma, personnage central de L’art de perdre, roman et pièce.  

Mais comment adapter en à peine une heure de spectacle une saga de six-cents pages ? Aller à l’essentiel du drame intime en laissant dans l’ombre la dimension historique du livre. Le faire avec une grande sensibilité dans le jeu pour faire passer cet essentiel. Faire preuve d’une vraie intelligence de la monstration théâtrale. En effet, le choix des passages retenus est important mais sans un dispositif performant rien ne serait passé. L’adaptation et la mise en scène de Sabrina Kouroughli qui tient également le rôle de Naïma est d’une redoutable efficacité dans une simplicité déroutante. Sur le plateau, trois lieux et temps distincts. Ils seront appelés à se croiser, se rencontrer par-delà les frontières du temps – celles de l’espace sont franchissables et c’est aussi le sujet de la pièce !  – avec toute la poésie d’un voyage dans la mémoire qui se concrétise sur scène par quelques pas de côté. Au premier plan, celui du présent, Naïma nous parle dans sa chambre, avec au sol des souvenirs, livres, objets, disques, photos, une carte de l’époque coloniale…. Un peu en retrait, plan d’un passé intermédiaire à Flers dans l’Orne où la famille après des années passées sous la tente au camp de Rivesaltes, fut enfin installée dans le dur d’une HLM : la grand-mère kabyle, très digne à sa table de cuisine formica devant thé à la menthe et makrouds. Elle est celle qui assura une certaine transmission : les saveurs orientales, quelques senteurs linguistiques et des morceaux d’histoire familiale. En fond de plateau, le grand-père assis sur une chaise, c’est un passé plus lointain, celui du moment de l’exil : il est de dos, valise au pied et reste muet. Double sens de son mutisme : celui historique du renoncement au pays natal ; celui scénographique du refus de participer au questionnement sur le passé. Naïma évoque sa vie parisienne, la galerie d’art où elle travaille, ses amants mais elle en vient très vite au récit familial. Progressivement, Yema la grand-mère (Fatima Aibout) puis plus tard, Ali le grand-père (Issam Rachyq Ahrad) qui se retournera, parleront à leur tour comme un réveil de la mémoire mais aussi l’acceptation de transmettre, une décision d’assumer un passé et de le subsumer sous le présent vivant et actif de Naïma. Palestro en Kabylie, les états de service d’Ali en 14, le départ, Rivesaltes, la Normandie… Tout cela sans pathos avec un certain humour et même de la légèreté dans la gravité. La petite soldate Naïma gagnera-t-elle la bataille du souvenir ? Avec la collaboration artistique de Gaëtan Vassart et celle de Marion Stoufflet pour la dramaturgie, Sabrina Kouroughli nous offre un bijou de théâtre, un écrin sur l’exil. Passage de relais et émancipation du passé par une mémoire revivifiée et une liberté de pensée et d’action qui ne craint pas le retour sur les traces.   

Mais perdre est-il un art ? Comment pourrait-on s’employer à perdre avec art ? Le titre du livre de Zeniter est inspiré d’un poème d’Elizabeth Bishop (1911-1979) auquel l’autrice emprunte également une sorte de sagesse négative : « Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître ; tant de choses semblent si pleines d’envie d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre. » Certes, les générations d’humains sont pleines de choses perdues volontairement ou non. La perte est peut-être parfois nécessaire pour réinventer ou se renouveler. Inutile de se lamenter sur la perte, ce serait perdre doublement : ce qui est perdu et le présent ! Mais le théâtre est tout le contraire d’un art de la perte ! Il nous donne à regarder mais aussi à garder présent sur une scène et par le jeu vivant des acteurs ce qui n’est plus ou existe ailleurs. Si l’exil peut devenir un art de perdre, le théâtre que nous propose Sabrina Kouroughli est un art du gain. Elle nous amène exactement là où chacun a quelque chose à décider, à choisir sur le terrain d’une mémoire à revisiter et dépasser sans la renier. Naïma a ce courage de faire un voyage à rebours vers son propre futur. Ce théâtre serait un anti-exil, non pas une perte du sol, un « hors sol » mais un nouveau sol, celui de la scène, plancher où Naïma est assise et où nous pouvons nous tenir et rejouer en d’infinies variations et artifices nos ancrages, nos identités, nos attachements, tous nécessairement travaillés par leurs contraires : arrachements, altérités, séparations.

Un immense merci à la compagnie Ronde de Nuit.  

Jean-Pierre Haddad

Création Avignon Off. Au 11, 11 bd Raspail du 10 au 26 juillet.

La compagnie Ronde de Nuit de Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart défend depuis 2020 un projet artistique en partenariat avec des lycées d’accueil et leurs élèves, autour de « l’art de perdre » et de l’exil, combinant théâtre et vidéo. Lien : www.larondedenuit.fr 

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