L’écriture et l’édition du roman éponyme de Goliarda Sapienza est déjà un roman. Refusé par les éditeurs italiens, surpris par ce très long roman incandescent sur lequel l’autrice a travaillé dix ans, et choqués par les scènes de sexe, il est publié tronqué en Allemagne et connaît l’échec. Ce n’est qu’ensuite, lorsqu’un éditeur français le fait traduire en totalité et l’édite, que le succès est au rendez-vous. Mais Goliarda Sapienza est déjà morte.

L’art de la joie est l’histoire de Modesta, une femme née en 1900 dans la Sicile traditionnelle, qui connaît une vie pleine de péripéties et traverse l’histoire italienne du XXème siècle. Après une enfance misérable avec une mère sans tendresse et un inceste, qu’elle vit plus curieuse que révoltée, elle est placée dans un couvent où nonnes illuminées ou perverses la destinent à la vie religieuse avant de se retrouver projetée dans une famille princière dégénérée. Curieuse d’apprendre, elle s’adapte, ment, trahit, élimine les obstacles sur son passage, sa mère puis la princesse qui avait fait d’elle son héritière, déteste Mussolini et s’intéresse au socialisme. Elle est avant tout libre prête à aimer les femmes comme les hommes et ne s’embarrasse pas trop de morale. Son art de la joie, comme le disait Goliarda Sapienza « n’est pas une chose légère et facile mais un cheminement, une quête ».

La jeune metteuse en scène Ambre Kahan, formée au TNB dirigé alors par Stanislas Nordey, a fait le pari osé d’adapter à la scène ce livre fleuve en un spectacle de cinq heures et demie, sur lequel elle a travaillé quatre ans. Elle a décidé de se passer de vidéo, fort à la mode aujourd’hui, mais a opté pour un décor astucieux, avec des praticables qui font passer de la masure originelle à l’austérité du couvent, puis avec quelques tapis et meubles à la richesse du palais et enfin avec un peu de sable à une villa au bord de la plage. Une troupe de treize comédiens interprètent avec une énergie incroyable les trente-deux personnages. La metteuse en scène les responsabilise, leur demande d’arriver aux répétitions texte su et les installe directement dans l’espace scénique et sonore puisqu’une musique jouée en live accompagne le spectacle. Et le résultat est là, un rythme galopant, une liberté, une fantaisie qui épousent aussi bien les longs dialogues que les scènes les plus intimes. Les scènes se juxtaposent, se superposent, se chevauchent jouant avec l’excès propre au roman. Les interdits sociaux et familiaux sont transgressés sans tabous. Il est question de familles nobles dégénérées, d’avortement, de découverte de la sensualité avec un homme du peuple. Le corps s’impose, du corps souffrant de l’accouchement au corps qui exulte. Les scènes de sexe qui avaient failli empêcher la parution du roman sont ici abondamment et superbement traitées. La nudité des amants à peine voilée par la douceur des lumières irradie de sensualité.

Noémie Gantier, sur scène pendant les cinq heures et demie, incarne Modesta de l’enfance à la vieillesse. Vêtue comme une nonne, une princesse, une femme moderne, ou nue et exposée, elle est aussi bien cette femme qui paraît calculatrice et froide dans la première partie que cette femme curieuse et libre, découvrant la plénitude sexuelle et rencontrant la politique et le communisme de la seconde partie. Elle a un appétit, une absence de peur, une force de vie qui emporte tout sur son passage. Elle expérimente l’art de la joie du titre.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 10 mars à la MC 93, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – le vendredi à 18h, les samedis et dimanches à 16h – Réservations : 01 41 60 72 72 – 16 et 17 mars au Théâtre de la Piscine à Antony, les 29 et 30 mars à Malraux, Scène nationale à Chambéry

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