Quand la vidéo s’est répandue, elle a vite conquis les plateaux de théâtre. Normal, l’art dramatique est un art total ou totalisant : il repose sur un art de la diction et du jeu d’acteur mais se nourrit de beaucoup d’autres: musique ou chant, stylisme et couture pour les costumes, dessin et peinture pour les décors, danse, mime, cinéma ou vidéo donc. Côté technique, il en requiert aussi de nombreuses : trappes, cintres, cordages et poulies, deus ex machina, lumières et sons, artefacts en tout genre. Alors pourquoi pas le numérique ? Mais pas seulement comme application à la musique ou aux lumières, carrément mais comme intervention dans le jeu même et donc dans le déroulé de la pièce de théâtre… Là, ce serait nouveau ! C’est fait, L’Arbre de Mia est la première pièce de « théâtre prêt-à-jouer » par le public et au moyen du numérique !

Après une introduction par le meneur de jeu qui explique les règles au public, quatre volontaires sont retenus pour jouer le premier acte. Mais de quelle pièce ? Personne dans le public ne le sait et tous vont la découvrir au fur et à mesure de l’avancée de ses trois actes ; après chacun on redistribue les rôles à de nouveaux volontaires et on continue. Comment ? Chaque joueur-acteur est équipé d’un smartphone qu’il peut tenir en main ou poser sur une table. Sur chaque écran va être envoyé depuis une table numérique un peu à l’écart et tenue par le « pilote des smartphones », des indications de jeu sous forme de didascalies et du texte à dire dans les dialogues que la mise en jeu va développer, en trifrontal. Trois actes avec quatre ou cinq personnages par acte, nous étions donc treize à interpréter ce soir-là une pièce écrite par Marc-Antoine Cyr, Camille Duvelleroy et Pauline Sales ; mise en scène par Jean Boillot et Laurent Crovella avec à la réalisation interactive de Jacques Hoepffner et à la régie générale (le pilote), Perceval Sanchez.

Mais le lecteur ne sait toujours pas de quoi traite la pièce ! Est-ce parce que le procédé serait plus intéressant que l’histoire ? Ce serait une erreur de sacrifier le contenu à la technique, le jeu à la règle ! L’histoire de Mia est une histoire de notre temps. L’Arbre de Mia traite du rapport pas toujours satisfaisant au sein d’une famille, entre ses membres et des choix individuels de chacun. Par exemple, être la fille de ses parents n’implique pas qu’on soit en phase avec leurs choix. Choix de mode de vie mais aussi désormais, choix de filiation ou d’identité de genre. Au milieu de cette famille et de son histoire avec ses secrets, Mia, une jeune fille de 18 ans qui elle aussi fait des choix radicaux comme vivre plusieurs mois dans une communauté écolo perchée dans les arbres ! L’intrigue débouchera sur une révélation passant par un flash-back sur la conception de Mia, neuf mois avant sa naissance…  On voit donc que l’intrigue n’est pas réduite à peau de chagrin et même soulève des questions cruciales. Soit, mais alors à quoi sert le jeu, le game ?   

Le programme du Nouveau Décaméron (en référence à celui de Boccace) initié par la compagnie La Spirale, se veut un « laboratoire de narrations augmentées ». Il relève d’une volonté de conjuguer les écritures du théâtre (corps, voix de l’acteur, personnages, conflit…) et celles des nouveaux médias et du numérique, en particulier le jeu vidéo (participation, immersion, réalité augmentée et réalité virtuelle) dans de nouveaux formats. Le projet vise aussi à rapprocher le théâtre sous cette forme ludique des « publics éloignés » socialement. Reste à savoir si ramener l’art dramatique à une sorte de jeu de rôle (assumé par le Nouveau Décaméron) en y ajoutant l’outil numérique, a un sens pour le théâtre ? En fait, l’expérience a déjà connu un franc succès en milieu scolaire, donc avec des participants qui ont l’habitude de jouer numériquement ; en plus de l’exposition au regard d’autrui, la nouveauté est de devoir bouger ! Après tout, ce pourrait être une très bonne activité scolaire d’éveil et de sensibilisation au théâtre. Davantage ? Laissons à l’expérience le temps de nous le dire…

Et le public-joueur du Grenier à Sel ? A-t-il été bon ? le jeu-game a-t-il déclenché des vocations ou compensé des frustrations ? La finalité d’un jeu s’épuise-t-elle dans le jeu ? Jeu ludique ou théâtral ? Qu’en est-il de la rupture du code du theatron ? Ici, plus de distinction entre le lieu d’où l’on regarde et celui où se joue ce que l’on regarde. Donc plus de public et plus de comédiens – ces êtres étranges qui peuvent endosser d’autres vies que les leurs et nous y faire croire ? Quid de l’illusion comique pour le dire comme Corneille ? Certes, le quatrième mur est sans cesse contesté voire écroulé dans le théâtre contemporain mais cela n’est possible que parce qu’il existe au commencement de la représentation et survit à toutes ses démolitions… La preuve, le salut des comédiens à la fin, seul vrai moment où il tombe !  

Point de salut dans cet Arbre de Mia. Des applaudissements quand même, venant indistinctement des gradins ou de la scène et puis tout redevient commun. Game is over.

Jean-Pierre Haddad

Festival Avignon Off. Au Grenier à Sel, 2 rue du Rempart Saint-Lazare, Avignon. Du 10 au 14 juillet à 16h00 et 18h30. Lien vers le mode d’emploi de L’Arbre de Mia : https://vimeo.com/874131533/44142b6603

TOURNÉE 2025 31 jan. – 04 fév. : festival MOMIX, CREA Kingersheim & Comète Ehsingue (Kingersheim). 02 – 04 mars : Espace Bernard-Marie Koltès (Metz). 24 mai : Centre des Bords de Marne (Le Perreux-sur-Marne). 31 mai : Maison d’Elsa, Théâtre du Jarnisy (Jarny)

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