Raconter notre monde à partir d’une histoire de tissus ? Pire, un tissu qui serait un objet luxueux, une traîne de mariée d’une princesse de la couronne d’Angleterre ! Mais quoi, ne sommes-nous pas pris entre la chaîne et la trame d’un seul grand tissu du monde ? Que le travail humain soit celui de l’artisanat du luxe mis au service de « grands de ce monde », lui ôte-t-il sa dignité et aussi son aliénation ?

Caroline Guiela Nguyen, depuis peu à la tête du Théâtre National de Strasbourg sait y faire pour faire un théâtre populaire de grande qualité ! Qui n’a pas eu vent de préparatifs de noces royales, pas en France certes, mais au Royaume Uni ? Pour le grand public, ce genre d’évènements constitue un divertissement incontournable en lequel sont projetés tant de désirs, de rêves, de frustrations que la curiosité et les discussions vont bon train dans les cafés et en famille.

Un atelier parisien de haute couture est chargé de confectionner la robe d’une princesse anglaise se mariant en 2025. « Toute ressemblance avec des personnes ou des situations similaires est complètement fortuite. » Ce qui est moins dû au hasard est le stress de Marion Nicolas, la cheffe d’atelier admirablement interprétée par Maud Le Grevellec, et de tous les employés dont certains sont membres de sa famille, comme son mari, sa belle-mère et même sa fille en stage dans l’entreprise. Ce stress va enclencher une dynamique théâtrale tendanciellement tragique. D’autant que la commande implique de partager la tâche avec les dentellières d’Alençon et les brodeurs de Mumbai en Inde. L’unité de temps et celle d’action sont donc diffractées en trois lieux. Des enjeux périphériques d’ordre familial ou sociétal vont ajouter des strates de dramatisation. Et puis il y a le protocole du secret auquel les entreprises du contrat et leur personnel sont strictement tenus.

Le secret, c’est le sujet paradoxal de la pièce ! Il doit être tenu mais les tensions autour de lui peuvent faire craquer tout le monde à chaque instant. Ce secret de fabrication, il nous est entièrement dévoilé à nous public puisque nous le voyons se cacher sous nos yeux ! Et puis, il y a le secret de la relation toxique de Marion avec son mari, sous ses ordres à l’atelier mais qui semble le lui faire payer au prix fort en privé… Il y a aussi le secret que Marion s’impose parce que le travail passe avant elle. Un dernier secret jouera comme un coefficient d’augmentation du stress collectif, celui d’une maladie peut-être héréditaire dans la famille de la première couturière de l’atelier. Tant de secrets impossibles à garder… Le théâtre ne garde jamais très longtemps un secret. N’est-ce pas sa vocation de trahir la vie des humains et pour la bonne cause ?

C’est donc dans un décor réaliste d’atelier de haute couture et par un usage mesuré de la vidéo que l’intrigue va se dérouler – on devrait dire s’enrouler du fait de sa narration en flashback. La pièce acquiert assez vite le rythme et le suspense d’un thriller sociologique au milieu des bobines de fils. D’aucuns diront que la mise en scène est cinématographique. Soit, mais le cinéma a tellement emprunté au théâtre qu’il est bon aussi qu’il lui donne certaines choses à son tour ; l’image filmique par exemple, que la temporalité du théâtre permet de produire en live ou in situ tout en permettant à la scène de se démultiplier

On voit beaucoup ces dernières années un théâtre nouant l’intime et le politique. Cette fois Caroline Guiela Nguyen nous offre un spectacle de toute beauté qui parvient magistralement à coudre ensemble l’intime et le social. Plus précisément, l’intime et le travail, la production, ses conditions plus ou moins pénibles, son « anthropophagie », sa dignité et son asservissement.

Cela va plus loin encore, Lacrima a aussi un aspect documentaire. On y découvre l’art multiséculaire de la dentelle dont Alençon est le berceau et le sanctuaire. On y apprend par exemple que la concentration exigeante des dentellières les amenait souvent à coudre en apnée et que certaines pouvaient en arriver à oublier de respirer. Respirer, c’est aussi l’autre face du sujet de la pièce : le secret est-il respirable ?

Pour autant ce qu’on y apprend n’en fait pas un théâtre didactique, il n’enseigne rien qui ne soit exigé par ses intrigues et par ses enjeux. C’est comme dans la vie, on aime, on travaille et ce faisant on apprend des choses ! D’ailleurs la scénographie d’Alice Duchange a quelque chose de « naturel ». Plus qu’une reconstitution réaliste, ce grand et clair atelier ouvert devant nous, a quelque chose de vrai, on y croit, on a réellement l’impression que des couturières pourraient y travailler et faire du bel ouvrage ! Ce théâtre est du très bel ouvrage…

Lacrima, c’est en italien « larme » mais rien de larmoyant sur scène. Le titre signale plutôt un théâtre de l’émotion dont se revendique la dramaturge. C’est aussi une façon d’inscrire son travail dans la dimension du tragique mais d’une tragédie du quotidien, celle qui peut être à l’œuvre en sourdine dans un atelier de couture, dans un rapport de couple, dans les secrets de famille, dans la mondialisation de la production aussi. Des tragédies à l’œuvre sous des vernis idéologiques qui craquent de partout.

Un théâtre de l’émotion est aussi une arme puissante d’interrogation et de réflexion. Le tragique est un « travail du négatif » au sens du philosophe Hegel (1770-1831), un déchirement du réel par une contradiction interne. Cependant, en montrant ce qui est négatif dans des métiers pleins de dignité, ou dans l’amour conjugal ou l’esprit de famille, Caroline Guiela Nguyen ne cherche nullement à en appeler à un dépassement de la contradiction comme dans la dialectique réconciliatrice du même Hegel. En revanche, les émotions que son art suscitent, portent en creux un désir de rapports sociaux et de relations humaines faits de plus de partage et de moins de souffrance.

Plus encore que « populaire », Lacrima est un théâtre de notre monde. Or, le tissu du monde et celui de l’humain sont fragiles mais infiniment précieux. Les restaurer, les raccommoder, les étendre et enrichir encore, tout cela est une nécessité perpétuelle mais l’action est aussi essentielle que ses résultats.

Le beau et grand théâtre que fait vivre Lacrima appartient à ce tissu, il a un rôle dans le tissage de l’humain.

Jean-Pierre Haddad

Festival d’Avignon. Du 1er au 11 juillet 2024. Relâche le 5 juillet. Gymnase du Lycée Aubanel, 84000 Avignon

Informations : https://festival-avignon.com/fr/edition-2024/programmation/lacrima-348439

Tournée : du 24 septembre au 3 octobre 2924, Théâtre national de Strasbourg ; Les 20 et 21 novembre 2024, La Comédie Centre dramatique national de Reims ; du 28 au 30 novembre 2024, Picccolo Teatro di Milano (Italie) ; du 7 au 11 décembre 2024, Théâtre du Nord Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France ; 18 et 19 décembre 2024, Tandem Scène nationale d’Arras-Douai ; du 7 janvier au 6 février 2025, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris) ; du 13 au 21 février 2025, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; les 20 et 21 mars 2025, Théâtre de Liège (Belgique) ; du 28 au 30 mars 2025, Centro Dramático Nacional (Espagne)

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