Après une vaste recherche documentaire sur les discours et les gestes associés aux rapports de domination coloniale et aux luttes pour l’indépendance, l’autrice, metteuse en scène et comédienne Adeline Rosenstein se lance dans un travail de déconstruction de ces discours. Elle s’intéresse aussi bien à ceux des colonisés qui cherchent à s’émanciper qu’à ceux des colonisateurs soucieux de maintenir leur domination. Depuis 2016 il y a eu d’abord trois épisodes, Laboratoire Poison 1 et 2 et 3 et trahison, où elle explorait gestes d’héroïsme, compromissions et trahisons en se centrant sur la Belgique (un épisode peu connu de la seconde guerre mondiale), la France, avec la guerre d’Algérie, et le Congo, avec les luttes qui ont abouti à l’assassinat de Thomas Sankara. Elle vient d’y rajouter Laboratoire Poison 4 ou antipoison, rendant aux femmes leur place dans les luttes à partir de l’exemple de la résistance au colonialisme portugais pour la libération de la Guinée Bissau, et en faisant appel à d’autres types de documents, les témoignages de personnes encore vivantes.

Présenté ainsi le projet peut paraître austère. Même si entraînée par la passion, l’autrice a voulu trop dire, ce qui rend le spectacle un peu long, il s’agit d’un travail exceptionnel, passionnant dans son contenu (même si on pense bien connaître cette histoire des luttes coloniales, on y découvre des choses !) et encore plus dans sa forme.

Passionnant dans son contenu d’abord, en déconstruisant des concepts comme la raison d’État, en pointant les silences ou les trahisons pour ne pas nuire à la lutte ou en relevant comment le langage utilisé permet de masquer les choses. Il ne fallait pas parler de camps de regroupement pendant la guerre d’Algérie (pardon « les événements » d’Algérie !) mais du « village des cinq palmiers ». Pour Lumumba, les ordres étaient « une élimination définitive », ce qui permet de dire qu’il ne s’agissait que d’une élimination politique alors qu’on l’a brutalement assassiné et fait disparaître son corps. Le travail de déconstruction ne s’attaque pas qu’aux mots, il dévoile aussi ce que fait la photographie et le jeu des éclairages sur scène permet de montrer comment on peut faire couler l’or de la gloire et de la célébrité sur des événements bien moins brillants !

Contenu passionnant mais surtout inventivité éblouissante dans la forme. Une narratrice intervient régulièrement racontant les histoires, les commentant et les déconstruisant en révélant les aspects cachés avant à chaque fois de laisser la place aux acteurs qui vont faire parler les corps. Avec trois fois rien, des plateaux mobiles d’entrepôt sur lesquels ils grimpent, des roseaux pliés en guise de fusil, les dix acteurs, tous excellents, deviennent soldats menaçants, paysans ou villageois apeurés ou torturés, leaders prenant des positions héroïques ou cachant derrière eux des sacs d’argent avec lesquels on les achète. Surtout Adeline Rosenstein ne nous laisse pas oublier que nous sommes au théâtre. Elle laisse entendre les questions qui se sont posées à sa Compagnie Maison Ravage sur ce travail. Comment ne pas succomber à ce que Heiner Müller appelait « le théâtre de la révolution » en censurant ou en rabotant ce qui gêne dans la geste héroïque de la décolonisation ? Elle y réussit en partageant avec les spectateurs ses dilemmes éthiques avec honnêteté, humour et une bonne dose d’autodérision.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 15 octobre au Théâtre National de Marseille en co-accueil avec le Théâtre du Gymnase hors les murs, à la Friche de la Belle de Mai – à 19h le mercredi et 20h les mardis, jeudis, vendredis et samedis – Réservations : 04 91 54 70 54 ou www.theatre-lacriee.com – En tournée ensuite 18 et 19 octobre à la Comédie de Valence, 21 octobre au Liberté Scène nationale de Toulon, 16 au 18 novembre au Théâtre des 13 Vents à Montpellier, 16 au 18 mars au T2G à Gennevilliers

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