C’est drôle d’assister à un spectacle pour jeune public (à partir de 9 ans) qui s’appelle La tête ailleurs dans une salle de classe ! En effet, avoir la tête ailleurs ou dans les nuages, rêver ou rêvasser, voilà bien le crime de lèse-majesté-école de notre société ! Si Mai 68 revendiquait « l’imagination au pouvoir » c’est bien qu’elle en était bannie comme elle l’est de toute institution sociale qui se veut « sérieuse et responsable ». Mais on sait où ce sérieux de discipline et cette (ir)responsabilité peuvent mener… Quant au pouvoir de pouvoir de l’imagination,  c’est celui de la recherche et de l’invention ; pouvoir de pas de côté, pouvoir de relativisation, pouvoir alternatif, pouvoir d’évasion, pouvoir « pour voir »… La guerre à l’imagination des enfants ou des adultes est une atteinte profonde à la pensée humaine et à l’avenir de l’espèce !

Dans le dispositif trifrontal et sous la lumière crue de la salle de classe une fille de 70 ans et le fantôme de sa mère vont se rencontrer et évoquer leur histoire pleine de rêves de l’une comme de l’autre. Cet espace en triangle ouvert ferait penser à la géométrie non-euclidienne qui est la plus belle illustration du pouvoir savant de l’imagination. Par ses ouvertures d’angles le jeu se déploie, change et la fiction fonctionne en séquences actives, dynamiques. Voltairine, fille d’une maman qui avait quelques références en matière d’opposition au pouvoir central,  se rend comme en pèlerinage sur l’emplacement de la Tour 53 détruite depuis peu. C’était là qu’elle avait enterré son chien jadis et c’est sur le toit de cette tour de bureau que sa mère militante écolo était montée avec ses camarades pour détruire des appareils A 42 Ultra-Pixels destinés à faire fuir les oiseaux. Le lieu appelle les souvenirs de Voltairine, lesquels enflamment son imagination qui fait surgir le fantôme de la mère telle qu’elle était à l’époque, jeune activiste toujours prise entre deux manifs. S’engage alors un dialogue entre deux univers personnels, deux imaginaires, l’un politique l’autre plus intime et enfantin. Le charme nous envahit d’autant plus que l’échange s’amuse à échanger les positions entre l’adulte sérieux et responsable et l’enfant rêveur.

La mère n’est pas en reste en matière de « tête ailleurs ». De fait, l’utopie en action est à la fois imagination politique au pouvoir et pouvoir d’entrainement de l’imagination. Le philosophe Spinoza en plein XVIIe siècle où la froide raison cartésienne triomphait au détriment de l’imagination, alla contre la tendance générale à disqualifier cette dernière. Pour lui, l’imagination n’est pas en elle-même source d’erreur, il lui manque seulement l’idée qui rappelle que ce qui est imaginé n’est pas présent hors de nous – imaginer étant une façon de se rendre présent une chose à l’esprit. En d’autres termes, si on imagine tout en sachant qu’on imagine (sans prendre ses désirs pour la réalité) alors on déploie le pouvoir propre de l’imagination (Éthique, II, 17, scolie). Pouvoir de nous faire voir quelque chose d’autre que le réel donné, plat et emprisonnant. Pouvoir de nous ouvrir à un « ailleurs dans la tête » d’abord, dans le monde ensuite, peut-être ! Pourrions-nous vivre sans cette vision mentale, sans « imagine-action » ?

Revenons à Voltairine et sa mère. Dans le fond, cette dernière avait « la tête ailleurs » bien plus que sa fille. Mais cet ailleurs est celui de son engagement : pourquoi détruire ou chasser les oiseaux ? Refuser de le faire est une question très politique depuis l’anthropocène, l’ère de l’impact géologique du développement humain sur la planète Terre. Si nous devenons très nombreux à imaginer un autre rapport de l’humain au non-humain, alors nous pèserons sur le cours des choses d’une manière ou d’une autre. L’imagination qui se connaît elle-même propose non pas des mythes mais du sens, comme avec ces patates du spectacle qui servent à plusieurs jeux de scène allant de l’incarnation de personnages ou d’animaux à celui d’ingrédients du repas ! L’imagination intelligente ouvre à du possible voire du vrai. Dans un des derniers échanges entre la jeune mère fantôme et l’enfant âgée, il est question du devenir des personnes après la mort. Au lieu de retomber dans les niaiseries habituelles sur « les mondes des morts », l’enfant dit « je te ferai une place au chaud dans ma tête ». N’est-ce pas la façon la plus exacte et pertinente d’accorder une vie post-mortem à nos proches ?  

Il faut saluer le magnifique, poétique et sage texte de Gwendoline Soublin mis en corps, mouvements et paroles par les actrices Hélène Cerles et Danièle Klein, le tout sous la direction artistique de la Compagnie du Dagor, Marie Blondel, Julien Bonnet et Thomas Gornet.

Plagions Frantz Fanon : « Ô notre cher théâtre pour petits et plus grands, n’oublie jamais de nous mettre la tête ailleurs afin que nous revenions à l’essentiel! »

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Le Totem, 20 avenue Monclar. Du 9 au 26 juillet à 10h10 sauf les 10, 17 et 24. Tel. 04 90 85 59 55.

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