Cette histoire ne se déroule pas en Galilée au 1er siècle après J.C. Sans quoi, nous n’en serions peut-être plus à dénoncer la culture du viol des femmes, la domination patriarcale et masculine dans les rapports homme-femme. Mais vingt siècles auraient-ils suffi à abolir des millénaires de violence envers la moitié du genre humain ? Ont-ils suffi à instaurer le règne de l’Amour du prochain proclamé par ce même Jésus-Christ ? Et si celui qui dans la pièce, affirme que « l’histoire de l’homme est l’histoire de ses actes de violence » avait raison ? Alors le violeur, puisque c’est lui qui parle ainsi, l’emporterait et le théâtre n’aurait plus qu’à rester dans les coulisses du monde ! Mais depuis un moment déjà, le commencement de la fin de cette sale histoire a sonné et cela résonne aussi dans les trois coups frappés sur les scènes qui savent être dans l’époque.

Sur la scène de La Sœur de Jésus-Christ, la marée contre cette violence monte, monte, n’en finit pas de monter. La force de cette grande marée, c’est Maria qui marche avec en main le Smith & Wesson 9 mm que l’oncle d’Amérique a laissé, lors de sa visite à la famille, dans un petit village italien des Pouilles. La veille, dans la discothèque au nom provocateur de « Passion vivante » (elle qui tue si souvent !), la jeune femme a subi une agression de la part de celui vers qui elle marche ce matin, déterminée, décidée, telle une machine de guerre en route, une vengeance en marche, une colère, une rage, une révolte libératrice qu’on n’arrête pas car personne ne peut ni ne veut l’arrêter. Rien n’y fait, ni les rappels de sa mère, ni ceux de son frère surnommé Jésus-Christ parce qu’il est beau et défile en Sauveur lors des processions de Pâques. Dans son avancée vers sa cible, Maria est suivie, soutenue par tout le village. Son intention est vue comme la main armée d’une justice restée jusque-là trop passive. « Et maintenant de nous deux, voyons qui n’a pas le choix » » se répète Maria comme un condensé multiséculaire de déni de droit et de consentement.

Le texte du dramaturge Oscar de Summa est d’une force poétique et politique rare, impressionnante, exigeant une réalisation scénique à la hauteur. Figure centrale du théâtre en Belgique, directeur artistique et metteur en scène de la Compagnie Belle de Nuit, Georges Lini était l’homme de la situation. On se souvient de sa fabuleuse mise en scène d’Iphigénie à Spot de Gary Owen, lors du Off 2024. Avec Queen Kong adapté du roman d’Hélène Vignal, ces trois pièces constituent pour Lini la Trilogie des Antigone… Malheureusement, nous n’aurons plus le bonheur de nous délecter de son travail car il est décédé le 27 juin 2025, une semaine avant l’ouverture du Festival et le triomphe fulgurant de sa mise en scène.

Comment figurer un tel récit sur une modeste scène de théâtre quand ce qui est en jeu est à l’échelle de l’histoire humaine ? Le théâtre sait faire, il le fait depuis les tragédies grecques ! Cette fois, le héros vengeur est une femme, une héroïne justicière qui s’est levée et avance seule et plus jamais seule. « Cette histoire peut devenir l’Histoire, notre histoire, l’histoire de l’humanité-même » dit le narrateur… Un narrateur ? Oui et non. C’est l’histoire elle-même qui semble marcher et se raconter. Elle a juste besoin d’un corps pour porter en scène son épopée et elle s’est choisie un corps masculin agissant en femme, comme pour déjouer la binarité de genre qui est bien la toile de fond du drame. Félix Vannoorenberghe, prix du meilleur interprète Maeterlinck 2023, n’incarne pas vraiment Maria, c’eût été insuffisant. Il fait beaucoup mieux, il incarne sa détermination, le mouvement de sa révolte intérieure par sa décision, extérieure par sa marche vers une nouvelle ère… Vêtu de rouge, une présence physique explosive, un texte tantôt narratif tantôt personnifié, une voix aux mille tons entre colère et douceur, le comédien porte le drame très haut, au niveau d’une brûlure – un récit chauffé à blanc ! Chose étonnante, tout en interprétant une galerie de personnages Félix Vannoorenberghe fait avancer sans pause Maria, le long travelling d’une volonté en marche, le plan séquence d’une loi du cœur implacable, dans la lumière d’Antigone. La foule grossit et le village envahit la scène. Par un artifice scénographique ultra simple et extraordinaire, au fur et à fur que le récit avance, augmente la présence spectrale des villageois. Le comédien leur fait prendre place en fond de scène, fantômes hiératiques nous faisant face. Ils seront une trentaine, ils pourraient être bien plus si la scène le permettait et ensemble, nous devenons une multitude à marcher avec Maria !

En plateau, Florence Sauveur double le récit d’une partition au violoncelle et à l’accordéon. Le duo combinant à la perfection paroles et voix d’une part, notes et sons d’autre part, l’intensité dramatique atteint des sommets. Tout le spectacle devient un feu, un flot, un flux, une fusée, tant est si bien qu’à l’instant où tout s’arrête, le public en apnée jusque-là, se dresse dans les gradins comme un seul corps sursautant sous l’effet d’une électrocution, foudroyé par la beauté et la force de ce qu’il vient de vivre.

Et le Smith & Wesson ? Qu’aurait fait Jésus-Christ?…

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off – Théâtre des Doms, Rue des Escaliers Sainte Anne, 84000 Avignon. Du 5 au 26 juillet 2025.

En tournée du 3 janvier au 7 février 2026 et du 1er janvier au 15 avril 2027.

Site : https://poche.be/news/2025-07-31-la-soeur-de-jesus-christ-au-theatre-des-doms-a-avignon-cet-ete


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