La place est le récit autobiographique que signe en 1983 Annie Ernaux, prix Nobel de littérature en 2022. Devenue professeur agrégée de littérature moderne, elle décide à la mort de son père d’écrire sur sa « coupure » avec lui. Fils d’un homme dont on ne cessait de répéter qu’il ne savait ni lire ni écrire, et qui le retire de l’école à douze ans faute d’argent, son père commence par être ouvrier agricole. Le service militaire lui ouvre d’autres horizons, celui de la ville. Il devient ouvrier en usine puis, avec sa femme, ouvre une épicerie-café à Yvetot où naît Annie Ernaux. Le brillant parcours scolaire de celle-ci l’introduit dans un autre monde. Elle se coule dans un milieu petit-bourgeois, qui ignore tout de la pauvreté et où lire Proust ou Mauriac va de soi. Elle juge « péquenot » les goûts de ses parents, elle observe toutes ces différences qui traduisent le milieu d’origine : le costume du dimanche différent du vêtement quotidien, son père qui aime Luis Mariano, utilise un opinel à table et l’essuie sur son bleu de travail, ses parents qui se mettent en quatre dès qu’un de ses amis étudiant vient déjeuner chez eux.
Lorsqu’elle a obtenu le prix Nobel de littérature, d’aucuns ont dit qu’elle méprisait son père. Si on écoute bien l’écrivaine, ce jugement est un complet contresens. Elle dit qu’elle a écrit « pour venger sa race » et ce qu’on lit dans ce roman c’est une une rage froide contre un système qui enferme encore chacun dans sa classe sociale. En transfuge de classe lucide, elle en voit les conséquences dans les relations familiales. Elle observe à quel point son père si gai avec ses clients devient prudent avec elle et ses amis pour ne pas risquer de lui faire honte. Elle pressent chez lui, même s’il n’en dit rien, la honte de ce qu’il ne sait pas, puis la peur d’avoir honte et l’obsession de ce que vont penser les autres. Elle sent cette distance qui s’instaure entre elle et lui lorsque chaque désir qu’elle exprime sans trop y attacher d’importance est interprété comme un profond manque et qu’elle découvre qu’ils n’ont plus rien à se dire. Ces différences elle les note, toutes, et on sent qu’elle s’en veut d’être passée de l’autre côté de la barrière des classes. Elle le dit avec « l’écriture plate » qu’elle a choisie, peut-être justement pour maîtriser son émotion.
Hugo Roux place l’actrice-narratrice sur un banc de gare avec à ses pieds son cartable de prof et autour d’elle des valises d’où elle exhumera des objets rappelant le passé. Les pommes pour le départ du pays de Caux, le portefeuille du père, un téléphone d’où s’échappent des dizaines de petits bouts de papier porteurs des souvenirs toujours prêts à s’envoler et que l’écriture retient.
Lauriane Mitchell nous fait entrer dans les souvenirs de l’autrice, le café, la maison, l’évasion de ce monde modeste par les études, la découverte d’un autre univers plus bourgeois avec son habitus différent. Elle incarne les différents personnages qui traversent La Place, le père, la fille ou la narratrice qui pose son regard sur le monde qu’elle fait revivre. Elle a la brutalité de l’écrivaine qui se souvient d’avoir repris son père sur ses fautes de syntaxe, négligeant ce que cela avait de violent pour lui. Cette apparente froideur, qui cache une grande lucidité et peut-être des regrets, se retrouve dans la scène finale, et c’est glaçant.
« Les enfants commencent par aimer leurs parents, en avançant en âge ils les jugent et il leur arrive de leur pardonner » a dit Oscar Wilde. Et surtout de comprendre ce qui les a fait ce qu’ils sont, peut-on ajouter en suivant Annie Ernaux.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 29 avril au Théâtre de Belleville, 16 passage Pivert, 75011 – mercredi et jeudi à 21h15, vendredi et samedi à 19h15 – Réservations : 01 48 06 72 34 ou theatredebelleville.com
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