La forêt peut être berceau… ou tombeau. La vie peut s’y blottir et y rester au chaud mais le crime s’y cache aisément. Un jeune roi ramène au royaume une enfant de douze ans, réclamée par sa sœur, la jeune reine. Après avoir traversé la mer où le danger peut venir des flots, il faut traverser la forêt pour arriver au palais. Là, le danger accompagne la petite et viendra de son protecteur comme souvent. Loin de toute rhétorique, il est triste de noter la pertinence factuelle du couple protecteur-prédateur dans les cas de violences, sexuelles ou autres, faites aux enfants mais c’est ainsi, elles se produisent très largement dans l’entourage familial. 

Revenons dans cette forêt. Le jeune roi, aimable et courtois jusque-là, va se révéler satyre, mâle libidineux laissant prise à une pulsion qu’il serait faux de déclarer incontrôlable. D’autant que dans l’ordre de la domination masculine, le contrôle de soi et la maitrise prévalent, surtout si l’on est d’un rang social supérieur. Cyniquement, cette même domination s’autorise l’incontrôle et le droit abusif de jouir d’un corps plus faible assigné au statut de chose par une dépersonnalisation de l’autre.

Dans la bergerie abandonnée, le roi-loup commet le crime mais rien n’en paraît en plateau. La mise en scène audacieuse et talentueuse d’Alexandre Horréard de la pièce éponyme de Philippe Minyana est presqu’exclusivement narrative et quand elle ne l’est pas, elle relève de la pure convention avec artifices évidents. La scénographie ne cède rien à « la scène d’ogre à filles ». C’est heureux de n’offrir aucune identification physique à la posture criminelle du jeune roi qui doit rester en soi détestable. Autre satisfaction morale, le roi n’ayant aucune excuse, la punition sera terrible. Un conte met en jeu des valeurs qui engagent le collectif, il invite au jugement et édifie l’auditoire ou le public. Ici, le récit a la puissance de faire d’une vengeance extrême la plus haute justice, le légitime supplante le légal. La loi en fait les frais mais le roi paye l’addition.

Si la leçon est radicale, la scénographie ne l’est pas moins, elle nous offre un modèle de ce que la forme peut produire quant au sens et à l’esthétique. Une table de bruitage sur tréteaux, quelques instruments ou objets à faire du bruit comme un livre qu’on effeuille ou une bouteille plastique que l’on froisse devant un micro ; un système informatique d’enregistrement et de mise en boucle sonore des effets. Les deux jeunes comédiennes en robe d’une totale simplicité et sobriété, bruitent, narrent ou suggèrent les scènes à tour de rôle. Leur jeu est pur et impose le respect à un public dont la tension et l’intérêt sont palpables. Louise Ferry et Clémence Josseau n’incarnent pas des personnages mais plutôt la mise en scène elle-même, elles en sont les corps agissants. Leur jeu, proche de la performance, porte le spectacle très haut comme si elles tendaient un fil jusqu’à la rupture tout en évitant qu’elle se produise. Ce jeu est langage, par la parole ou le geste. Par exemple, la violence extrême de l’histoire n’est pas représentée, elle est seulement dite d’une voix claire, froide et tranchante ; elle est signifiée ou symbolisée par des effets de pure convention réalisés à vue. Le sang est là et en quantité mais manifestement faux. Ce sang est signe, il fait sens. L’impact artistique n’en est que plus grand. Une mise en scène d’une beauté formelle qui d’abord nous paralyse d’admiration pour ensuite nous donner à penser au-delà des habitudes. Cela rappelle Roland Barthes (1915-1980) sur la tragédie : « L’art tragique est fondé sur une parole absolument littérale : la passion n’y a aucune épaisseur intérieure, elle est entièrement extravertie.» (Art. Comment représenter l’antique, 1955)Pas de pathos, du logos. Quand le discours se théâtralise.

Retour dans la forêt profonde. Le jeune roi croit s’en tirer à bon compte mais la petite annonce qu’elle parlera. C’est bien ce qu’elle fera mais en écrivant, faute de pouvoir le faire oralement. Au palais, le jeune roi mentira à la jeune reine sur l’absence de sa sœur. Mais le cycle de la vengeance s’ouvrira grâce aux révélations d’une vieille femme. Quelle vengeance ? Il faut que le roi éprouve une souffrance immense, voire démesurée. Le frapper dans son corps ne peut suffire. Il faut atteindre l’esprit, le cœur. Un prédateur sexuel est-il apte à souffrir dans son âme ? Minyana pointe dans son texte une vaine volonté des hommes de « se donner l’illusion d’être au monde » ; expulser le mâle dominant de cette illusion par une blessure profonde du réel, serait-il le bon moyen de lui faire mal ? Seule la reine peut trancher ; contre elle-même s’il le faut, un peu comme la Médée d’Euripide.    

Cette forêt a la profondeur du drame qui s’y déroule : pourquoi une telle violence de l’homme à la femme ? Pas seulement « violences faites aux femmes » mais « injustice faite à la femme ». Les raisons historiques ou sociologiques sont connues mais il reste une énigme symbolique : pourquoi porter gravement atteinte au corps féminin d’où nous venons tous et particulièrement là d’où nous sortons ? Pourquoi violenter cette « origine du monde » ?

Barthes disait aussi de la tragédie qu’elle est « un art du constat ». Celui qui nous occupe est dressé et questionné. La réponse et le dépassement sont-ils envisageables ? Notre société minée par cette problématique a besoin de croire en une résolution. Derechef Barthes : « Nous demandons qu’à chaque coup et d’où qu’il vienne, le théâtre nous dise le mot d’Agamemnon : Les liens se dénouent, le remède existe. » 

La pièce porte en sous-titre : « Chère sœur sois ma langue manquante ». Cher théâtre sois notre langue commune.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Du 27 novembre au 20 décembre 2022. Du dimanche au mardi à 19h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou  

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