Qu’est-ce que la Beauté ? Non, nous ne sommes pas au début d’un dialogue de Platon, encore que l’auteur hongrois Laszlo Krasznahorkai pourrait bien être qualifié de platonicien postmoderne… Dans son roman Seiobo est descendue sur terre traduit par Joëlle Dufeuilly, il propose dix-sept variations sur un même thème : la beauté artistique est un mystère inépuisable qui peut nous absorber ou nous terrasser. Bien que le Beau appelle d’abord nos émotions et paraisse accessible à nos sens, il se déroberait toujours et demeurerait inaccessible en tant qu’idée, comme une divinité agissant sur terre mais insaisissable. Une idée s’incarnant mais par essence surnaturelle, céleste. Là on n’est pas loin de la théorie (fumeuse) platonicienne de la Participation du monde sensible au monde des Idées… Mais pour Krasznahorkai, il y a pire : la beauté se serait absentée du monde. S’éloignant du platonisme, Krasznahorkai opte pour une esthétique de la perte qui nous laisserait toujours vides après nous avoir seulement fait signe.

Régine Achille-Fould pour la mise en scène et Joël Lokossou pour le jeu, ont eu l’excellente idée d’adapter Là où tu regardes, chapitre 233 (il y en a en fait 17 mais numérotés selon le principe de la suite mathématique de Fibonacci) de ce roman hongrois très sophistiqué.

Monsieur Chaivagne est gardien de salle au musée du Louvre, affecté pour son plus grand bonheur dans la salle de la Vénus de Milo. Contrairement à ses collègues, non seulement il ne se plaint pas de ne pas changer de poste mais il fait tout pour y demeurer. Cela fait donc trente-deux ans qu’il veille sur l’intégrité de la statue – intégrité déjà atteinte par les vicissitudes de son histoire puisqu’elle est privée de ses deux bras. La vie de Chaivagne se confond avec l’existence pétrifiée de la déesse Vénus au point que les murs de son petit intérieur à Aubervilliers sont couverts de différentes reproductions de la divinité. Chaivagne est-il simple d’esprit, voire bête ? Si l’on veut, au sens où il a une obsession, un unique objet dans le champ de conscience de son existence étriquée, la Vénus de Milo. Mais en plus d’être touchant et attachant, il a l’intelligence d’une très longue fréquentation de la dame. Il ne la confond pas avec les autres Vénus et/ou Aphrodite de l’Antiquité gréco-romaine. Un signe patent de son intelligence est que contrairement à d’autres, il ne cherche nullement à imaginer le mouvement de ses bras amputés. Il préfère dire qu’on ne peut pas savoir et s’en tenir à cette position qui finalement respecte l’œuvre telle qu’elle est. Il sait en revanche que Praxitèle, le sculpteur grec du IVe av. JC est sans doute le père de la statue et il répète à l’envi son nom aux touristes qui l’interrogent (ou non) : « Praxitèle ! » crie-t-il. Incantation ? Mot-clé ouvrant la porte du mystère artistique ? Sésame de la contemplation ? « Quel mal y a-t-il à trouver beau ce qui est beau ? » Bêtise ou intelligence ? Chaivagne qui sait aussi que cette Vénus n’est qu’une copie romaine de l’originale, soutient que sa Beauté est non seulement ineffable mais rebelle à toute tentative de définition ; elle nous échappe fondamentalement. A force de regarder la sculpture, de s’y absorber ou s’y noyer, il ne sait plus ce qu’il regarde et ne sait pas non plus où regarder ailleurs, ni quoi regarder d’autre. Peut-être regarde-t-il quelque chose d’universel à la fois condensé-là et absent… ou un vide en lui ? Âme de marbre ?

Dans sa troisième Critique, Emmanuel Kant (1724-1804) a théorisé le Beau comme « ce qui plaît universellement sans concept » – concept d’un non concept. Ce paradoxe d’une universalité indémontrable lui servait à imaginer un sens commun à toute l’humanité – donnée sensible qui attesterait d’une unité du genre humain et servirait de piste pour concevoir un sentiment religieux, lui aussi sans concept, universel et unificateur ! Kant rêvait. Chaivagne, lui qui a vu défiler devant sa déesse des millions de ses congénères, visiteurs admiratifs de cette beauté officielle, ne croit plus à une quelconque « présence divine » dans ou par la beauté. Il ne croit plus rien, ni en rien, ni même en son existence. Il ne lui reste plus qu’à lancer son cri de guerre sourd et inaudible « Praxitèle ! Praxitèle ! »

La scénographie ultra-sensible de Régine Achille-Fould est faite d’une simple chaise, instrument de conteur, positionnée dans une sorte de camera oscura. Au fond de cette boîte noire, apparaissent par moments des reproductions photographiques de la sculpture. Le jeu de Joël Lokossou, comédien fortement inspiré par Krasznahorkai, donne toute sa folie insolite et tout son mystère à cette histoire de divine beauté vue par un banal employé du Louvre. Dans un phrasé rythmé et inspiré, son souffle puissant parvient à dompter admirablement la quasi absence de ponctuation du texte littéraire.

Il faut aller écouter ce gardien de musée postmoderne !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off – Théâtre des Lila’s, 8 rue Londe. Du 19 au 29 juillet à 20h30. Jours impairs. Relâche le 25. Informations et réservations : 04 90 33 89 89


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