Veuve, orpheline, divorcée, mère célibataire sont des termes qui désignent des femmes, en leur offrant une reconnaissance symbolique, selon leur condition familiale plus ou moins malheureuse. Constat fait sur scène : il n’y a pas de mot spécifique pour parler d’une maman qui a perdu son fils âgé de douze ans. Pourtant Camille, la mère endeuillée de Là où tu es, se définit par cette perte, non pas dans la plainte et les lamentations mais dans une parole intérieure ou écrite, dite pour nous, qui prolonge l’existence de son enfant. Pour tenter un néologisme latin : « Je suis une mère ou un père puermortem… » (de puer, « l’enfant » et mortem). Difficile de trouver un mot dédié aux mères, à celles qui ont donné la vie à un enfant à qui elle est ôtée trop tôt. L’expression est un peu rude sur les premières syllabes, mais la dernière l’adoucit et la fait rimer avec le sentiment d’une mère privée d’enfant qui aime. Entre son appartement et le train qu’elle emprunte chaque jour pour se rendre au travail, Camille tient un journal qui nous parle de son fils et de sa disparition avec autant d’accents tristes que de souvenirs gais. Le deuil est une lutte permanente au début, récurrente ensuite. Lors d’un trajet, images défilant en fond comme les instants passent et trépassent, Camille compare l’absence de l’enfant avant sa naissance à celle d’après sa mort. Il n’était pas, mais vivait déjà dans son désir de mère. Elle ose alors penser « Si je ne savais pas que tu es mort alors tu serais vivant. » Le réel, saisi dans la conscience du vrai, percute et contredit le désir d’un encore-en-vie de l’autre. On sait, mais on voudrait tant ne pas savoir et le revoir ! On voudrait que l’absent soit toujours vivant et un peu plus qu’un simple fantôme mental. La scénographie audacieuse et tellement juste de Brigitte Barbier qui est aussi l’autrice du livre Là où tu es Je ne suis pas (L’Harmattan, 2014), nous donne une belle transposition théâtrale de la présence intérieure du fils défunt, définitivement absent. Sur le devant de la scène, Camile raconte, évoque, convoque – côté cour, chez elle, côté jardin dans le train. Au second plan, délimité par une frontière imaginaire, Styx invisible, un jeune danseur évolue en volutes et mouvements au sol. Il danse au rythme du récit, sur une musique électro-impressionniste d’Arnaud Vernet, dans une chorégraphie de Bouziane Bouteldja réalisant une synthèse harmonieuse entre hip-hop et danse contemporaine.
Nous nous souvenons ou parlons de nos proches disparus, longtemps après qu’ils nous ont quittés. C’est un peu comme s’ils dansaient dans les limbes de nos esprits. « Les vivants sont la mémoire des morts. » dit Camile. Ce qui est intéressant dans la façon de Brigitte Barbier d’aborder la mort, c’est d’en faire, contre sa banalisation médiatique qui finit par l’expulser au loin, une dimension intrinsèque de nos existences hors de tout pathos, sans renoncer au nécessaire tragique. Comment vivre sans les morts, sans penser à eux ? Ils sont nombreux à peupler notre culture la plus vive, mais surtout nos morts, tant aimés, restent vivants en nous, nous les portons dans nos cœurs, à portée de souvenir. Lointaine ou même estompée, notre mémoire les conserve dans une absence-présence et la remémoration peut surgir à tout moment au détour du quotidien. Elle peut être douloureuse par le manque, mais peut aussi être pleine de joie car nous avons vécu de vrais bonheurs avec eux. C’est de tout cela que cette pièce est le théâtre, scène de vie réelle malgré – ou grâce à – la convention artistique.
Éloge non retenu et grande estime pour le jeu de Coralie Emilion-Languille! Elle interprète le personnage de Camille tout en finesse. Elle sait rendre tolérable la tragédie de la perte – travail de deuil – mais aussi nous offrir une belle leçon de sagesse en rendant si douce la salvatrice résilience. Bravo à Naïs Haidar qui danse l’âme du fils mieux qu’un ange!
« La vie continue » dit-on souvent après un décès. Certains ajoutent même qu’elle triomphe toujours.
Le théâtre n’y est pas pour rien !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre de la Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, 75018 Paris – Du 5 janvier au 12 février 2022. Du mercredi au samedi à 19h. Réservations au 01 42 33 42 03 ou https://www.manufacturedesabbesses.com
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