Sainte Geneviève-des-Bois, le 15 juin 1963, inauguration du premier supermarché avec Françoise Sagan pour marraine et la bénédiction d’un curé ! 1963-2023, soixante ans d’hypermarchandisation du quotidien. Entre temps, un confinement strict en 2020 où il a fallu remplir une autorisation pour aller faire ses courses au supermarché le plus proche… Au Carrefour, entre les Trente Glorieuses et les Trente Anxieuses, Mammouth se lance à l’Atac et écrase tout sous son Prisunic. Dans Paris, Franprix revendique la franchise sur les prix ! Auchan, un Géant veut faire Leclerc et nous faire croire qu’on y gagne gros comme au Casino ! Un vrai Continent d’illusions, de faux cadeaux, de couleurs attirantes, au royaume de la consommation que sont les supermarchés. En même temps, on parle d’un fait de société et d’un lieu de rencontre, voire de rêve social incontournable. C’est bien ce que Annie Ernaux montrait dans un récit sur son hypermarché de Cergy-Pontoise au titre intelligemment décalé, Regarde les lumières mon amour (Seuil, 2014) : « L’hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l’existence, mais dont on ne mesure pas l’importance sur notre relation aux autres, notre façon de « faire société » avec nos contemporains au XXIe siècle. »

Le collectif La Bande à Léon a construit son projet depuis 2019 par une enquête de terrain en partenariat avec le Théâtre de Brétigny ; « enquête de satisfaction » en centre-ville et aux alentours sur le rapport au supermarché, enquête quantitative détournée à des fins artistiques. 

La dimension sociologique de la fonction supermarché est hyper présente dans La mer de Poséidon en caddie. Mais Vhan Olsen Dombo, par son écriture poétique qui associe le supermarché à une divinité de la mythologie grecque, parvient à métamorphoser ce lieu banal en microcosme de notre réalité collective. Enjeu de survie alimentaire, mais aussi de plaisirs bon marché, de culture sociale, d’aventures au coin des rayons, de risques sanitaires ou de se recevoir une crotte de pigeon ! Au royaume factice de la (sur)consommation, la catastrophe civilisationnelle guette alors qu’au rayon de l’inconscience, on continue à remplir son caddie !

En mer, les pêcheurs qui alimentent chaque jour la poissonnerie du « Super M » sont au désespoir car le poisson ne vient plus se prendre docilement dans leurs filets. Poséidon lui-même n’y retrouve plus ses petits (ou gros poissons). Plus de poisson, c’est la poisse ! Trop pêcher est un péché et la mer est désormais empoissonnée de plastiques et d’hydrocarbures. Une odeur nauséeuse envahit les rayons… On est allé chercher « les poissons rouges de la morgue » ! Les colonnes du temple vacillent… Les dysfonctionnements augmentent et la panique gagne les esprits. Le manager a beau se démener pour sauver la recette de la journée par des promotions et des chansons, une ambiance de Titanic s’installe et fait de lui le chef d’orchestre d’un naufrage tragi-comique!

Il faut saluer la mise en scène d’Audrey Bertrand qui arrive à tenir admirablement tous les bouts d’une œuvre à mille facettes et de les faire tenir sur la petite scène des Déchargeurs. Saluer également toute l’équipe des comédiens pour le dynamisme, l’audace et la drôlerie de leur jeu : Robin Betchen, Sylvain Lablée, Marine Maluenda, Noé Pflieger et Antoine Quintard ; sans oublier la partie technique qui réalise une prouesse : Dina El Guebali qui a collaboré à la dramaturgie, Alix Mercier à la scénographie, Malou Galinou aux costumes, Gaëtan Trovato à la vidéo, Florent Collignon au son et Charly Lhuillier à la création lumière.       

Entre théâtre documentaire, opéra-rock foutraque et tragédie contemporaine sur fond de crise anthropocène, La mer de Poséidon en caddie nous offre un spectacle total en nous tendant le miroir à peine déformant de notre société de consommation. Juste ce qu’il faut d’exagération, de fiction et d’humour pour que le questionnement fasse suite au plaisir du spectateur. A la fin, on entend Nicoletta chanter « Il est mort le soleil… » (1968). Si l’astre du jour a encore quelques milliards d’années devant lui, il n’en va pas de même pour la mer de Poséidon dont la biodiversité est réellement menacée.

Ne manquez pas ce joyeux naufrage possible de nous-mêmes !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris – Du 02 au 26 novembre 2022, du mercredi au samedi à 21h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr/spectacles/la-mer-de-poseidon-en-caddie/

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