Quelle grande émotion que la naissance d’un premier enfant ! En particulier pour les parents quand ayant quitté le foyer à deux, ils y reviennent à trois. Mais toute émotion est précaire, soumise aux aléas de la vie. Une douleur anormale en franchissant le seuil de la porte. Inquiétude. Retour à l’hôpital. Bascule. Gravité ? Accident vasculaire. Angoisse. La mère séparée de la nouvelle-née, les proches affolés. Avenir incertain. Bonheur contrarié. Eugénie Ravon ose un théâtre autobiographique et Kevin Keiss apporte son expérience d’auteur dans « les écritures du réel » pour greffer dessus des fictions vraies. Cette dualité se traduit sur scène par une alternance entre adresse au public et quatrième mur qui ballade le public entre joies et tristesses, rires et tensions, nous retourne comme une crêpe, nous submerge d’affects en tout genre. Les comédiens jouent avec les émotions, les leurs, les nôtres, font naître des émotions qui deviennent motrices. On dit « mécanique » car il y a mouvement entre les corps, mais c’est tout autant une dynamique. D’un corps à l’autre, ça peut changer, augmenter ou diminuer, se combiner avec d’autres affects. Il faut dire que dès le préambule du spectacle joué au piano et au tabouret par Philippe Gouin, on comprend que tout va se dérouler entre émotions spontanées et sentiments feints, éprouvés ou provoqués, au point de ne plus pouvoir les distinguer. Du théâtre, quoi !
Il y a un philosophe, longtemps resté dans l’ombre du grand Descartes (1596-1650) alors qu’il en a été la géniale antithèse et désormais omniprésent dans le paysage intellectuel et savant : Spinoza (1632-1677) bien avant le Désir mimétique de René Girard (1923-2015) produisit le concept d’Émulation pour décrire comment émotions et affects (modifications de notre sensibilité faisant varier notre puissance de désirer et d’agir) naissaient toujours en situation, conditionnés par les rapports des corps entre eux au point de s’imiter les uns les autres, de se répondre, dialoguer et interagir en permanence. Sur la scène de la médiathèque Elsa Triolet de Villejuif, à partir de l’émotion contrariée de bonheur familial va s’enchainer en cascades et associations fortuites, une série d’événements venant percuter l’hospitalisation d’Eugénie. Comme dans la musique baroque où le continuo est complété par des harmonies venant l’enrichir, la maladie mystérieuse de la maman devient la trame d’une histoire qui en catalyse d’autres se greffant dessus au gré du service des soignants ou des visites à la malade. Ainsi entre suivi médical d’Eugénie et évènements imprévisibles, le spectacle nous faire voir, vivre, ressentir, éprouver une ribambelle d’émotions machinant entre les corps – corps sentants, pensants ou corps spinozistes et non pas machines corporelles cartésiennes.
Qui n’a jamais expérimenté que l’émotion qu’il ressentait avait quelque chose de ressemblant avec celle de quelqu’un d’autre côtoyé réellement ou rencontré dans un roman, un film ou une pièce de théâtre ? Ce n’est pas que nous trichons ou imitons les émotions au sens d’une simple copie, c’est que nous sommes des humains, donc des animaux sociaux ; qu’en nous, l’autre est présent inconsciemment, qu’il laisse des traces et que nous marchons dans ses pas. On a beaucoup insisté sur les différences de tous ordres entre individus ou sous-groupes, elles existent certes, mais nous sommes en tant que congénères d’abord et avant tout des semblables. Les affects, émotions, sentiments sont comme la chair de notre vie collective, nous nous croyons individus, corps séparés mais nous baignions dans une socialisation à plusieurs couches, nous nous y mouvons comme des poissons dans l’eau. En réalité, nous apprenons à sentir, à traduire, à reproduire et transmettre les sentiments, parfois à les refouler ou bannir et tout cela fait notre socialité profonde dans l’accord ou la discorde.
La petite société qui sur scène reproduit et induit une foule d’émotions s’appelle « troupe de théâtre » mais elle ressemble à toute communauté, ce qui l’en distingue c’est juste l’artifice dramatique, ses excès et ses codes, ses trucages, son pouvoir de précipiter les évènements, son alchimie. Un costume par exemple, comme les blouses de soignants conçues par Élisabeth Ceirquera peut contenir un potentiel émotif, il suffit qu’elles soient d’un bleu qui à la fois rappelle et diffère du bleu hôpital, un bleu turquoise électrique… Un pas de danse entamé sur un air bien connu peut engendrer immédiatement une vive émotion qui peut s’en aller aussitôt que la musique s’arrête et que les danseurs disparaissent dans la coulisse, laissant le plateau en proie à une émotion contraire. Un décor noir qui s’abat bruyamment en laissant éclater une luminosité intense et faisant apparaître de nouveaux personnages est aussi un vecteur d’émotion très efficace. Dans une scénographie dynamique et pleine de fantaisie d’Emmanuel Clolus, Eugénie Davon, Nathalie Bigorre, Morgane Bontemps, Stéphane Brel, Jules Garreau, Magaly Godenaire et Philippe Gouin mènent la danse, la ronde, le bal de cette méga mécanique des émotions dans une émulation qui nous inclut.
Saluons leur prodigieuse générosité qui nous donne à voir et à méditer en un concentré ludique et gai ce que nous vivons au dedans et entre nous.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre Romain Rolland 18 rue Eugène Varlin, 94800 Villejuif. Du 24 au 28 janvier 2023 à 19h ou 20h Informations et réservations : 01 49 58 17 00 et https://trr.notre-billetterie.fr/billets?kld=2223
Tournée : Théâtre Jacques Carat, Cachan, le jeudi 2 février 2023; Les Bords de Scènes, Juvisy-sur-Orge, le samedi 4 février 2023 ; Théâtre Dijon Bourgogne, Centre Dramatique National, du 21 au 25 février 2023; Maison des Arts du Léman, Thonon, le mardi 28 février 2023; Théâtre de Fos, Fos-sur Mer, le mardi 7 mars 2023; EMC, Saint-Michel-sur-Orge, le vendredi 10 mars 2023; Maison des Arts de Créteil, du 12 au 14 avril 2023; Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, Scène Nationale, du 18 au 19 avril 2023
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