Y a-t-il jamais eu un seul en scène plus justifié que cette Joie ? Solaro, le personnage, est seul sur la scène comme dans l’existence. Seul, non par manque de relations humaines mais d’une solitude mentale et ontologique, seul dans son être, seul à vivre et ressentir le monde comme il le fait. Pour seul décor en fond de scène, une toile blanche tendue en « V » pas celui de la victoire, plutôt comme un livre ouvert sur ses pages blanches. Solaro y raconte son histoire mais l’essentiel restera inénarrable. Quel essentiel ? Peut-être l’étrangeté de son personnage. Solaro est un homme « solaire » ou bien sol-air pour dire sa déconnexion du monde social, son décollage permanent et même la singularité de sa joie.
Étrangeté ? Avant d’être une pièce, La Joie est un livre qu’Olivier Radivet a adapté. Mais ce livre, roman éponyme de la pièce, écrit par Charles Pépin, romancier et philosophe, renvoie encore à un autre écrit. En effet, La Joie paru en 2014, se veut une réécriture de L’Étranger d’Albert Camus paru en 1942 – œuvre célébrissime s’inscrivant dans un « cycle de l’absurde » au côté du fameux Mythe de Sisyphe. Comment passe-t-on de « l’étrangeté » de Meursault à la « joie » de Solaro ? Si on peut trouver la joie de Solaro bien étrange, elle est aussi assez étrangère à Meursault qui n’en éprouve qu’une seule fois : « une joie insensée » en s’imaginant du fond de sa cellule, être gracié.
Mais Solaro est-il vraiment joyeux ? Sa joie est plus un état qu’un sentiment, son être est joie. Si elle est « solaire », ce serait au sens d’un éblouissement persistant. Cette permanence est discontinue, fractionnée en épisodes, sa joie est une pluralité d’états ; joie de tous les instants qu’ils se ressemblent ou non, que le personnage les ait choisis ou non. Solaro tue un voyou du nom de Rédoine mais n’en éprouve aucun regret, aucune culpabilité puisque c’est selon lui un « hasard ». Aucune tristesse ne l’atteint, il assume son geste non pas gaiement mais dans une « joie » coutumière, intime et imperturbable, satisfait de devoir payer pour son crime. Olivier Radivet qui également interprète le personnage, le fait avec un léger sourire qui ne le quitte pratiquement pas. Serait-ce une joie physique ? Le « bonheur dans les muscles » sur lequel s’ouvre la pièce et le roman atteindrait-il les zygomatiques ? Si le rire est communicatif, la joie de Solaro est foncièrement asociale et il s’en rend compte au tribunal. Cette joie intérieure et étrange serait-elle pathologique ou bien arbitraire, comme une décision de tout prendre avec une sereine indifférence à la teneur des événements ? Joie absurde ? abstraite ? obscure ?
Mais peut-il y avoir de la joie sans variation d’intensité. Que serait une joie toujours égale à elle-même ?
« Toutepersistance d’une situation désirée par le principe de plaisir ne donne qu’un sentiment d’aise assez tiède; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément que de ce qui est contraste, et ne pouvons jouir que très peu de ce qui est état.» écrit Sigmund FREUD dans Malaise dans la culture (1930). Quant à Spinoza (1632-1677), philosophe plaçant la joie au cœur de son éthique, cet affect augmente notre puissance d’agir ; la joie nous fait passer d’une moindre à une plus grande réalité ou « perfection » de nous-même et ne peut être un état indifférent au monde ou à notre action. Solaro serait joyeux sans en jouir ou sans joie… Charles Pépin aurait-il inventé une joie triste, une joie stoïque ?
L’étrangeté de Meursault n’est pas due à un sentiment mais à une position « par-delà bien et mal » pour évoquer Nietzsche par qui passe la pensée de Camus. Si Meursault est solaire, c’est que la mort de sa mère et le meurtre de l’Arabe sur la plage se produisent dans « la brûlure du soleil », métaphore d’un destin aveugle duquel il devient l’agent. L’absurde du personnage de Camus est aboli par le tragique de ce qui lui arrive : « Il me semblait que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. (…) J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. » dit Meursault. De son côté, Solaro tire sur Rédoine qui l’a tabassé quelques jours auparavant ; il le connaît, peut le haïr, vouloir se venger malgré ses dénégations. Son crime n’a aucune dimension symbolique, il nous paraître invraisemblable voire stupide. Solaro ignore le tragique et n’évoque que des ombres et un esprit brouillé lors du meurtre. D’un côté un évènement métaphysique, de l’autre un fait divers sordide.
Si Meursault n’est pas le « Premier Homme » camusien, il l’annonce cependant par la conscience tragique qui nait en lui et se développe en prison. En revanche, il se pourrait bien que Solaro soit le « Dernier Homme » nietzschéen. Il serait l’homme du nihilisme achevé, l’homme décrit dans la Prophétie de Zarathoustra : celui qui « cligne de l’œil » , celui qui a tellement nié la vie et sa créativité dans la durée qu’il ne peut plus vivre que dans l’instant, béatement et bêtement ; l’homme de la discontinuité, d’une segmentation de la vie qui la dévalue, l’homme fragmenté.
Si les deux récits ont une structure analogique (mêmes types d’évènements), la différence esthétique et conceptuelle des personnages est grande : Meursault se découvre en prison : « je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde.» Solaro lui, semble plutôt se retrancher dans une tendre indifférence de soi au monde… Le premier est l’idée de dépassement, le second d’effondrement.
À la fin de L’Étranger, Meursault ne meurt pas ou pas encore puisque sa demande de grâce est en attente. La grâce serait-elle de ce monde ? C’est possible dans l’ontologie immanentiste de Camus. Il y a quelque chose de christique en Meursault mais sans une once de religion. Sa mort seulement prononcée est un « saut », voire un salut et il ne souhaite plus que la rencontre avec la multitude humaine fût-elle hostile : « qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » sont ses dernières paroles. De l’éblouissement solaire de la plage où le destin s’est noué aux murs de sa prison, Meursault suit une initiation, une mystique de l’immanence d’un monde sans Dieu ni père l’a touché, comme elle avait atteint Camus. Sa « brûlure » devient une fusion, un amour inconditionnel du réel. Solaro, lui, ne sort jamais de lui-même, de sa joie sans joie et sans partage, il ne se dépasse pas et meurt abattu comme un lapin, un vol d’oies sauvages est son viatique.
À travers la qualité du jeu d’Olivier Ruidavet et le dépouillement de la mise en scène de Tristan Robin, cette adaptation fidèle du roman de Charles Pépin a le mérite de nous faire revenir à Camus et à sa recherche d’une philosophie de l’existence dépassant la norme morale et le nihilisme individualiste.
Jean-Pierre Haddad
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