On raconte que le succès de Lope de Vega (1562-1635) était tel au XVIe siècle en Espagne que son nom fut à l’origine d’une expression populaire signifiant l’excellence d’un spectacle : « Es de Lope » que l’on traduit aisément par « C’est du Lope » (le e final se prononçant « é »). L’adaptation et la mise en scène fort réussies de La Foire de Madrid par Ronan Rivière appelle sans équivoque le compliment. C’est la première fois que la pièce du maître espagnol est montée en France. Le spectacle, petit bijou de précision et de gaité, créé aux Grandes Écuries du Roi, à Versailles en Juin 2022 s’installe à la Cartoucherie de Vincennes pour trois semaines. S’étant déjà attaqué au répertoire russe, Dostoïevski, Gogol et Boulgakov, il serait réjouissant que Rivière séjournât un temps du côté des espagnols du Siècle d’Or chez qui il y a tant à jouer et à penser et, parmi lesquels de Molière à Marivaux, la comédie à la française a su trouver une féconde source d’inspiration.    

Nous sommes donc à Madrid à une époque d’abondance due aux monceaux d’or rapportés de la conquête (ou racket) de l’Amérique. Imaginez les Trente Glorieuses mais sur cent ans ! C’est la traditionnelle feria, fête taurine en même temps que foire agricole et commerciale qui a lieu au moment calendaire du saint-patron de la ville, Saint Isidore. Elle existe encore et Goya l’a déjà immortalisée au XVIIIe dans un magnifique carton pour tapisserie où gentilshommes et dames se rencontrent dans la lumière de mai. L’événement est aussi l’occasion pour toute une gente masculine récemment enrichie, de mener d’incessantes cours auprès de femmes, mariées ou non, à coups de cadeaux achetés sur le champ. L’intelligent dispositif scénographique dessinant une placette entre deux maisons, mais ouverte sur la ville animée et bruyante, permet de créer à la fois une intimité propice à la galanterie et une exposition des rencontres aux regards curieux.

L’adaptation de Ronan Rivière a bien fait de resserrer l’intrigue sur la cour que livre Léandro à Violante, femme du sanguin Patricio, car la pièce du maître espagnol est construite sur le modèle italien de l’imbroglio : multiplier les intrigues et les croiser, au point de créer une confusion des cœurs et des personnes que la fin doit dénouer. Ainsi redimensionnée, la pièce met la focale sur les relations de genre dans le cadre patriarcal du mariage : honneur et fidélité imposés aux femmes et liberté pour leurs maris de les tromper ! Mais dans l’effervescence de la foire, les corps tendus, rendus nerveux par l’ambiance festive qui empiète largement sur les douces nuits printanières, sont mis à l’épreuve et les résistances morales peuvent lâcher à tout instant. Léandro (Ronan Rivière lui-même) courtise donc Violante (interprétée par Laura Chétrit) avec dissimulation mais sans retenue et celle-ci cède aisément mais volontairement à un homme bien plus amoureux que son mari infidèle et impulsif. Convolerait-elle s’il honorait sa promesse d’époux ? Entre hommes et femmes, les genres sont bien sûr très marqués du fait du contexte historique mais les positions de pouvoir peuvent s’inverser et les enjeux de liberté d’aimer sont revendiqués à égalité. Par un subterfuge propre à la comédie, le mari sera le premier informé de la tromperie et voudra punir les amants en entrainant dans sa vengeance le père de Violante sur qui est censé retomber le « déshonneur » de sa fille…

C’est là que Lope de Vega montre toute son audace, non seulement d’auteur mais d’homme émancipé, voire de libertin avant l’heure. Il faut dire qu’il eut lui-même affaire à des maris jaloux ou cocufiés qui n’hésitèrent pas à le trainer en justice. À contre-pied de ce que sera la fin moralisatrice du Burlador de Sevilla – future inspiration de Molière pour son Dom Juan – composée par son concitoyen Tirso de Molina (1583-1648), homme d’église faut-il préciser, le dénouement de la Foire de Madrid ne sera pas moral sans manquer cependant de promouvoir une certaine éthique ! Serait-ce une fin tragique comme pour L’Abuseur de Séville ? L’amoralisme de Lope de Vega, pourtant Chevalier de l’Ordre de Malte et ayant connu un moment de piété dans sa vie (avec des œuvres « sacrées ») mais sans abandonner vraiment sa conduite de séducteur, lui dicte une fin audacieuse loin des leçons castratrices de la tragédie. En revanche, la tragicomédie dont Vega est l’un des théoriciens pour avoir écrit El arte nuevo de hacer comedias (1609), peut faire quelques dégâts au milieu d’une joyeuse apologie du désir et de la liberté d’aimer. 

Les personnages sont interprétés avec énergie et justesse par le collectif Voix des Plumes : outre Ronan Rivière et Laura Chétrit déjà mentionnés, saluons le jeu enthousiaste de Jérôme Rodriguez, Michaël Giorno-Cohen, Amélie Vignaud, Hassan Tess et Luc Rodier. Le décor et les costumes traduisent une palette colorée et pastelle où les tons chauds dominent… Un seul d’entre eux porte un bel habit noir qui donne plus de luminosité aux autres tenues. Funeste présage ? Une savoureuse et chantante musique de Manuel de Falla (1876-1946) est jouée en plateau par Olivier Mazal au piano. Bien que plus tardive, elle traduit à merveille l’ambiance à la fois populaire et légère de ce moment de désinhibition collective.   

À la fois loin et proche de nos interrogations de genre, La Foire de Madrid nous convie à un excellent Théâtre de genre !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris.

Du 08 au 25 septembre. Les jeudis et vendredis à 21h, les samedis à 16h30 et 21h, les dimanches à 16h30. Infos et réservations 01 48 08 39 74 ou https://www.epeedebois.com/

Tournée en Yvelines, les 14, 20 janvier et 16 février 2023 : Théâtre Gérard Philippe de Saint-Cyr l’École, Théâtre de la Celle Saint-Cloud et Centre Culturel Jean Vilar de Marly-Le-Roi.

Retour à Paris, au Lucernaire du 8 mars au 30 avril 2023 

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