Inspirée du roman éponyme de William T. Vollmann, cette vaste fresque dresse le portrait d’une Amérique coupée en deux, le monde des affaires, du show-business, des casinos et de la finance d’un côté, le monde des marges de l’autre avec son lot de prostituées, de junkies et de délinquants, la « Mégamérique du XXIème siècle ». Des deux côtés règnent la même violence, la loi du plus fort, un individualisme forcené où chacun ne doit compter que sur lui-même et où l’idéal est la réussite. Dans ce monde la bonté, l’empathie, les principes moraux ont disparu, excepté dans le personnage de la Reine des Putes en qui s’éveille parfois une lueur de fraternité.
John, businessman avide d’argent, de sexe, de domination, qui ne recule devant rien pour assouvir ses désirs, a l’idée de créer un « casino avec des putes virtuelles » où chaque client pourrait satisfaire ses fantasmes sexuels les plus fous. Pour réussir son projet il charge son frère Tyler, sorte de Philip Marlowe désabusé, de trouver la Reine des Putes. Mais cela ne suffit pas. Pour résoudre ses problèmes de financement il mettra les bas-quartiers en coupe réglée, détruira tout ce qui peut l’être et éliminera tous ceux qui pourraient gêner son projet. Cette quête mènera loin de ce monde Tyler, en qui subsistent encore, au milieu d’un océan de désillusions, des éclats de cette humanité que John a perdue.
On peut regretter que le propos de la pièce soit un peu brouillé, avec ce monde coupé en deux, uni seulement dans la brutalité et le mépris de l’autre, où tous sont prêts à tout pour l’argent et le sexe, un monde où toute la sympathie de l’auteur va au monde des prostituées et des drogués et où ne trouvent grâce à ses yeux que ceux qui sont capables d’aimer. La fin avec un Tyler qui s’engage sur le chemin des hobos, ces vagabonds des années 30, et découvre sous les rails la trace des Indiens exterminés et la beauté des paysages sous la laideur des hommes, sonne un peu comme un requiem et apparaît bien naïve eu égard à la tonalité plus cynique et désespérée de l’ensemble du texte. Peut-être eut-il été bienvenu de couper dans le texte qui est un peu long. Mais Thierry Jolivet, qui signe l’adaptation, a su respecter son côté conte noir et épouser son lyrisme flamboyant.
Thierry Jolivet, le jeune directeur de la Compagnie lyonnaise La Meute-théâtre, met en scène cette fresque dans une mise en scène tout aussi incandescente que la prose du romancier. Sur scène le monde du lumpenproletariat peut coexister avec celui des puissants – ou lui succéder- grâce à des boites décors où s’installent les personnages et que mettent en mouvement les techniciens. On passe, avec une rapidité et une énergie d’une brutalité qui convient parfaitement au texte, du monde des bas-fonds avec ses friches et ses murs tagués au monde brillamment éclairé de néons du cabaret, des chambres sordides aux bureaux feutrés où les échanges sont tout aussi brutaux. Le travail sur la lumière de David Debrinay est très beau. Les huit comédiens se glissent dans la peau des divers personnages, changent de costumes, de lieux avec une énergie et une vitesse folles. Narration, descriptions, dialogues s’enchaînent avec fluidité. On glisse du réalisme à l’onirisme, du langage cru au lyrisme. À propos de la finance, par exemple une femme dit « ce n’est pas secret » à quoi un homme lui répond « non, c’est ennuyeux. Tout se déroule au grand jour dans un jargon que personne ne comprend. C’est bien plus efficace ». Les acteurs passent des coups et des hurlements à la douceur et à la douleur, du cynisme à la compassion. Trois musiciens (le Groupe Memorial de Clément Bondu, Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau), en fond de scène, augmentent la tension par une musique rock, accrochée à des textes d’un lyrisme échevelé.
Rien n’est tiède dans ce spectacle, on est emporté par cette folie pleine de jeunesse et d’énergie.
Micheline Rousselet
En tournée : les 18 et 19 octobre à Nantes, les 6 et 7 mars à Nîmes, les 15 et 16 mars à Annemasse, les 21 et 22 mars à Saint-Etienne
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