Un superbe Marivaux avec, dans la mise en scène, une touche de perversité à la Choderlos de Laclos
Dans cette pièce Marivaux met en scène avec une élégance sans pareille une double inconstance. Le Prince séduit par une jeune villageoise, Sylvia, n’hésite pas à la faire enlever, la séparant par la même occasion de son amoureux Arlequin. Mais le Prince ne ne veut pas la contraindre, il veut la séduire. Conseillé par la fille d’un officier du Palais, Flaminia, il va faire venir Arlequin au Palais. Flaminia va s’employer à le séduire, tandis que le Prince déguisé en officier se rapproche de Sylvia. Manipulés et un peu séduits par la vie de château, Sylvia succombe au charme du jeune officier qui s’avère être le Prince et Arlequin à celui de Flaminia. La pièce se termine ainsi par deux mariages, mais pas ceux qui étaient attendus.
La double inconstance n’est pas qu’une comédie un peu amère de l’amour, où Sylvia et Arlequin, manipulés par le Prince et Flaminia, abandonnent leur amour naïf et sincère pour un nouvel amour, plus mûr peut-être, mais aussi plus conformiste puisque ce sont les puissants qui l’emportent. On y trouve aussi une satire sociale de la Cour où domine la vanité, la flatterie, la fourberie et où tout doit plier devant les désirs du Prince.
Jean-Paul Tribout, qui a déjà proposé de belles mises en scène de pièces de Marivaux et Beaumarchais, offre un bel écrin à ces deux aspects de la pièce de Marivaux. Une large porte-fenêtre, en fond de plateau, permet aux personnages sortis de scène d’observer ce qui se passe à l’avant, comme un reflet de cette cour toujours prête aux indiscrétions. Jean-Paul Tribout fait aussi appel à Choderlos de Laclos. Écrite en 1723, La double inconstance révèle en effet un monde de luxe et de sensualité caractérisant bien la Régence, mais semble aussi annoncer Les liaisons dangereuses écrites cinquante ans après. Sans rien ajouter au texte de Marivaux, le metteur en scène introduit l’idée que les conseils de Flaminia au Prince pourrait relever d’un accord conclu sous le signe du libertinage. Ce pas de côté éclaire en fait la transformation de Flaminia, jolie bête de Cour, en femme intéressée par un campagnard un peu rustre, souvent soulignée comme peu vraisemblable par les commentateurs de la pièce.
Les comédiens sont au diapason de la vivacité des dialogues. Emma Gamet incarne toute la gamme des sentiments qui vont animer Sylvia : véhémente après son rapt, puis toute à la joie enfantine d’avoir retrouvé son Arlequin avant de s’étouffer de colère face au mépris d’une dame de la cour puis enfin plutôt désinvolte quand elle s’aperçoit que son amour pour Arlequin a disparu au profit d’un autre. Thomas Sagols (en alternance avec Anthony Audoux) est Arlequin. Tantôt paysan balourd, tantôt pétillant d’esprit il n’hésite pas à se moquer de la noblesse et de sa richesse excessive et ose rappeler au Prince, avec quelque prudence toutefois, qu’il a des devoirs envers ses sujets et ne peut tout leur prendre. Marilyne Fontaine incarne une Flaminia intelligente, manipulatrice et ambiguë à souhait. Baptiste Bordet, Agathe Quelquejay (en alternance avec Lou Noerie), Xavier Simonin et Jean-Paul Tribout complètent avec talent la distribution.
Du rythme, des amours qui se perdent, une critique sociale fine, une mise en scène intelligente et des acteurs formidables, tout est réuni pour offrir aux spectateurs un superbe Marivaux.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 3 novembre au Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris – du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 16h – Réservations : 01 45 44 57 34 ou www.lucernaire.fr
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