Après les succès de Cyrano et de L’Aiglon en 1897 et 1900, la carrière d’Edmond Rostand bat de l’aile avec le demi-échec de Chanteclerc en 1910. En 1911 il s’attelle à la rédaction de La dernière nuit de Don Juan, qu’il n’abandonnera pas tout à fait achevée, lorsque survient la guerre. Trois ans après sa mort en 1918, ses proches publient ce poème dramatique en deux actes et un prologue. La pièce est jouée au Théâtre de la Porte Saint-Martin en 1922 devant un public nombreux, mais la pièce, jugée trop sombre et trop complexe, ne rencontre pas le succès attendu et sera retirée de l’affiche après 34 représentations.

La pièce démarre au moment où se termine Dom Juan ou le Festin de pierre de Molière. Lorsque le Commandeur a emmené Don Juan aux enfers, celui-ci a négocié avec le diable et obtenu un sursis de dix ans. Le voici au terme du sursis, à Venise, avec son fidèle Sganarelle, recevant la visite d’un vieux marionnettiste dont les marionnettes apparaissent comme les fantômes des mille et trois conquêtes dont se vante le séducteur. Le diable, car c’est de lui qu’il s’agit, va convoquer une Ombre blanche, le fantôme de toutes ces femmes séduites et trompées. L’Ombre blanche va renverser une à une toutes les armes du séducteur, lui prouver sa médiocrité par le peu de traces qu’il a laissées dans la vie des femmes qu’il a trompées. Elle le met face à ce qu’il est, un esclave de son désir de tromper et de faire souffrir. Sa vie a été petite et inutile. Pour finir ce n’est plus lui, dont la parole séduisait toutes les femmes, qui sort vainqueur et le Diable n’a plus qu’à porter l’estocade. Don Juan ne finira pas dans les flammes grandioses de l’enfer. Le sort que lui réserve le Diable est celui d’un pantin de bois et de tissu.

Après une première partie où Don Juan apparaît tel qu’on l’avait quitté vivant, se moquant de tout et de tous, la pièce s’assombrit avec l’arrivée de l’Ombre blanche. On entre alors dans une sorte de dispute philosophique très actuelle sur la place des femmes, la séduction, la domination masculine, l’amour. Edmond Rostand y fait preuve d’un certain pessimisme mais séduit par son talent à trouver les arguments qui font mouche et les vers dont on se souviendra.

Pour la metteuse en scène Maryse Estier, Edmond Rostand, en ce qu’il a remis la poésie au théâtre, est l’auteur populaire par excellence. Dans cette pièce c’est à une déconstruction du mythe de Don Juan que se livre Rostand, un peu comme si le séducteur se livrait à un examen de conscience dévastateur. C’est à Venise que l’on retrouve l’homme de Séville, dans la ville des masques, des illusions qui se présentent comme réalités. Le scénographe Lucien Valle a installé au fond du plateau une immense toile peinte fourmillant de personnages. S’y ajoute un lustre, composé d’un miroir qui vibre différemment en fonction des voix et fait varier la lumière pour donner vie dans le cerveau des spectateurs à ces mille et trois ombres, les conquêtes de Don Juan et les hommes auxquelles il les a subtilisées.

Baptiste Chabauty incarne un Don Juan qui a vieilli mais reste insolent, moqueur, ne craignant ni Dieu ni Diable, tel qu’il était avant que le Commandeur ne le conduise aux enfers. Devant une vaste table de pierre, il déguste du champagne, se veut toujours maître du monde, bondit d’un siège à l’autre, intime l’ordre aux campaniles de se taire. Faisant fi des mises en garde de Sganarelle (Bakary Sangaré), il proclame haut et fort que jamais il ne se repentira. Jordan Rezgui incarne le Diable que la rhétorique du séducteur n’ébranlera jamais. Froid il le met en face de son inutilité. Édith Proust est l’Ombre blanche. En robe blanche vaporeuse et escarpins elle va, avec finesse et sans émotion, dire à Don Juan que ce sont les femmes qui l’ont choisi et lui ont servi ce qu’il croit être l’éternel féminin. C’est elle qui se moque et mène désormais le jeu. Elle est impériale.

Une pièce peu connue d’Edmond Rostand dont on découvre la modernité dans cette belle mise en scène.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 7 juillet au Studio de la Comédie Française, Galerie du Carrousel du Louvre, Place de la Pyramide inversée, 59 rue de Rivoli, 75001 Paris – du mercredi au dimanche à 18h30 – Réservations : www.comedie-francaise.fr

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