La critique de Micheline ROUSSELET
Il y a 26 ans, le mur de Berlin tombait mettant fin à l’expérience socialiste en Allemagne de l’Est. Une expérience commencée dans l’espoir avec la Révolution d’Octobre, finissait par échouer lamentablement. Depuis l’Europe entière s’est engagée dans le capitalisme le plus libéral, celui qui broie les plus faibles et où la solidarité s’est noyée avec les espérances.
À la fin des années cinquante, le grand écrivain Est-Allemand Heiner Müller avait écrit cette pièce, une tragi-comédie pointant les écueils, qui déjà se multipliaient et allaient conduire le jeune Etat-des-Ouvriers-et-Paysans à l’échec. Il y mettait en scène la contradiction entre l’affirmation de grands principes – pour la construction d’une société plus juste, où la terre serait distribuée également et où la croissance de la production allait assurer le bien-être pour tous – et la réalité des faits. Donner à chacun cinq hectares confisqués aux junkers partis à l’Ouest, amener d’URSS deux tracteurs pour dix-neuf exploitants ne suffisait pas à assurer la survie des paysans concernés. Seuls les koulaks pouvaient s’en tirer. Quant aux autres, l’objectif, jamais avoué, n’était-il pas de les obliger à se regrouper en kolkhozes et sovkhozes sur le modèle soviétique ? Ce n’est heureusement pas ce seul débat, un peu daté pour un public d’aujourd’hui, qu’évoque la pièce. Elle évoque bien d’autres contradictions qui apparurent dans la mise en place du nouveau régime : comment se contenter de si peu quand on a dans le village une position qui permet d’en tirer quelques bénéfices ? Le travail est-il une fin en soi, et si on préfère boire et faire l’amour ? Quant à l’égalité, elle semble n’avoir guère avancé lorsqu’on voit comment le bourgmestre ou le héros révolutionnaire Flint traitent leur femme.
Cette pièce, qui se présente parfois comme une analyse très réaliste avec un propos dialectique très brechtien, a un ton original entre poésie et sarcasme. Elle a été jouée une seule fois en RDA en 1961. Heiner Müller avait 31 ans et son metteur en scène, Bernhard Klaus Tragelehn 23. Dès le lendemain, la pièce est interdite, son auteur est exclu de l’Union des Écrivains et ses textes ne seront plus montés pendant dix ans. Quant au metteur en scène il sera déporté un an dans une mine de charbon.
Dans la mise en scène adoptée par Bernard Bloch, douze chaises aux couleurs du drapeau allemand, rouge, jaune et noir, sont disposées en demi-cercle. Neuf acteurs tous jeunes, comme l’avait voulu l’auteur, incarnent les vingt-cinq personnages, dont un cheval et un chien ! Sans changer de costume, tantôt homme, tantôt femme, ils racontent, dialoguent, sont dans l’action ou y assistent, assis sur leur chaise de profil, et les contradictions sont révélées, analysées. Parfois Joël Simon intervient au clavier jouant une déclinaison satyrique de l’hymne allemand.
Même si par certains côtés la pièce apparaît très historiquement datée, elle suscite, en ces temps de Nuit debout, une envie de discuter qu’il fait bon d’explorer.
Celle de Francis DUBOIS
Berlin-Est, septembre 1961. Grand Théâtre de l’École Supérieure d’Économie de la jeune République Démocratique Allemande.
Une troupe de jeunes comédiens s’apprête à jouer « Die Umsiedlerin oder Das Leben auf dem Lande » la pièce d’Heiner Muller, jeune auteur de trente et un ans dans une mise en scène de Bernhard Klaus Tragelehn, vingt-trois ans.
Le spectacle inaugure le premier Festival Mondial de Théâtre Universitaire de l’Allemagne Nouvelle.
La salle est remplie de cadres du parti, de gens de théâtre et l’ambiance est électrique.
L’auteur de la pièce, le metteur en scène et les comédiens ignorent à quel point cette soirée va bouleverser leur existence : à l’issue du spectacle, la pièce sera interdite sin die. Les acteurs subiront durant toute la nuit un lavage de cerveau musclé et dès le lendemain, l’entrée du théâtre sera interdite à l’auteur et au metteur en scène.
Heiner Müller sera exclu de l’Union des Écrivains et ses textes ne seront jamais plus montés au cours des dix années suivantes.
Il évitera la prison de justesse grâce à l’autocritique qu’il rédigera sous la dictée d’Helène Weigel.
Quant à Tragelehn, il sera déporté pendant un an dans les mines de charbon de Haute Silésie, à Klettnitz.
Dans cette pièce interdite le soir même de sa représentation, l’action se situe en 1949.
L’Allemagne est détruite, déconsidérée et partagée en quatre zones dont la RDA désormais sous la coupe de la dictature stalinienne
Près du tiers des allemands de l’Est ont été chassés par l’Armée Rouge de la Prusse orientale. On les appelle des « personnes déplacées ».
Dès 1945, les grands propriétaires terriens ont fui à l’Ouest et dès la chute du Troisième Reich, leurs propriétés sont redistribuées aux « sans terre », ces journaliers jusque- là surexploités par les hobereaux prussiens.
Ces 3,3 milliards d’hectares leur sont redistribués en parcelles de 5 hectares, une surface bien insuffisante pour faire vivre une famille alors que l’heure est à la mécanisation et l’industrialisation agricole.
Le but déguisé de l’État est de contraindre les nouveaux propriétaires à réunir les terres et à les collectiviser. Cette collectivisation forcée va provoquer les réactions violentes de la part des nouveaux comme des anciens propriétaires.
D’autant que la guerre froide, lutte implacable entre l’Est et l’Ouest, favorise le marché noir et l’installation d’une nouvelle hiérarchie ouvrant sur toutes sortes d’intimidations et d’abus.
Avec « La déplacée « , Heiner Müller mettait le doigt sur les contradictions inhérentes à la mise en place d’un socialisme imposé à une population qui se voyait passer du joug du nazisme à celui du stalinisme.
Bernard Bloch s’empare de cette comédie âpre et roborative, d’inspiration réaliste, qui allie la puissance d’analyse d’un Brecht (qui vient de disparaître) à une poésie rugueuse, sarcastique et non dépourvue d’humour.
Un propos qui interroge, avec des résonances actuelles, sur la question des impasses politiques, géopolitiques, sociales, économiques et écologiques et qui ouvre sur la naissance des premiers mouvements féministes.
Il donne à la vingtaine de personnages de la pièce (joués par 9 comédiens) plus de place à leur origine de classes, géographique, linguistique ou historique qu’à leur véracité psychologique.
Il le fait avec une mise en scène précise, millimétrée, géométrique, dans un dispositif scénique d’une grande sobriété et sans jamais avoir recours aux rajouts qui font fureur sur les plateaux de théâtre : projections de vidéos ou utilisation de fumigène…
Le décor et les costumes sont aux couleurs du drapeau allemand : 12 chaises jaunes rouges ou noires disposées en arc de cercle ; aux pieds des comédiens des espadrilles des mêmes couleurs…
La musique interprétée au clavier sur le plateau est une déclinaison satirique ou pathétique de l’hymne de la République Démocratique Allemande composée en 1947 par Hans Eissler.
Les dimensions de la salle des répétitions de la Cartoucherie de Vincennes conviennent bien au spectacle qui, on l’espère sera repris ultérieurement car il mérite, pour ses multiples qualités, d’être vu par la plus grand nombre de spectateurs.
Du mercredi au samedi à 20h, samedi et dimanche à 15h
Théâtre du Soleil
Cartoucherie
Route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 43 74 24 08 ou 06 65 38 74 73
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