SI l’on fait abstraction du contexte de la Première Guerre Mondiale qui était celui de Stefan Zweig (1881-1942) quand il a écrit La Contrainte – ce que fait l’adaptation d’Anne-Marie Storme qui a également signé la mise en scène – on dira qu’il s’agit d’un dilemme moral en pleine guerre. Un artiste déclaré inapte au service militaire avant la guerre et vivant à l’étranger avec sa compagne, reçoit un ordre de mobilisation. Il pourrait fort bien l’ignorer sans risquer de poursuites puisque son exil volontaire le protège. C’est d’ailleurs ce que sa compagne l’invite à faire par amour et ce que sa conscience de pacifiste lui recommanderait. Désobéir donc. Pourtant, quelque chose en lui le pousse à obéir, comme si la contrainte extérieure du service de la patrie devenait un ressort intérieur. Pas nécessairement une foi patriotique, mais en tout cas une impulsion. Qu’est-ce qu’un « sujet » ? Est-il maître de lui ? Se connaît-il suffisamment ? Ne peut-il pas aller ou désirer contre lui-même ?

Tom (Cédric Duhem) est donc tiraillé tout en engageant la série d’actions qui le ferait se retrouver bientôt sur le front pour tuer ou se faire tuer. Anna (Anne Conti) met en balance leur amour qu’un tel choix trahirait. Et puis, Tom est un artiste, n’a-t-il pas mieux à faire que la guerre comme offrir à l’humanité ses peintures du monde ?

Le récit suit Tom dans sa pente jusqu’au moment décisif, jusqu’au point de non-retour. Le franchira-t-il ? La scénographie minimaliste symbolise le dilemme par le tracé d’une diagonale de terre qu’Anna répand sous nos yeux. Limite au-delà de laquelle l’amour meurt ? Frontière ou terre des cimetières après celle des tranchées ? Terre ensemencée que les guerres détruisent ? Tom hésite à franchir ces lignes de partage entre le monde humain et l’absurdité de la guerre. La tension interne du personnage est traduite à l’extérieur par la musique jouée en live. L’univers musical électro-rock chanté et composé par Stéphanie Chamot, rythme les hésitations et questionnements du couple puis de Tom, seul face à son choix.

Le parti-pris d’adaptation consistant à rendre le dilemme intemporel a sa pertinence aujourd’hui en Europe puisque de jeunes hommes ukrainiens appelés sous les drapeaux dès 2022 ont eux aussi hésité, certains ont même quitté le pays. Il est impossible de refuser ce choix à un individu à qui l’on demande de risquer sa vie pour une idée ou un collectif, quelque chose qui n’est pas immédiatement son existence privée. Et pourtant quelque chose dans la nouvelle de Zweig peut manquer, faire défaut. Ce quelque chose manque peut-être à tous les dilemmes réduits à une stricte dimension morale. La patrie ou l’art ? La contrainte de la guerre pour la défense du pays ou la liberté individuelle ? Ne manque-t-il pas une dimension politique et/ou simplement sociétale ? Entre le devoir et le désir se glisse le pouvoir : pas seulement celui étatique, mais celui individuel. Un être humain qui aujourd’hui fuirait son pays en guerre ou se cacherait pour y échapper peut avoir mille bonnes raisons mais ce-faisant que devient-il en tant que membre de la société ? Pourra-t-il continuer à y vivre ? Il ne s’agit pas de lui imputer l’accusation frelatée de « traitre à la patrie », mais que devient son identité culturelle, ses attachements familiaux ou amicaux, ses habitudes sociales, sa langue héritée des autres et que parlent aussi ceux qui vont aller se battre et peut-être mourir pour un pays commun ? Il y a au moins deux pacifismes : celui absolu et naïf qui croit à une humanité sans violence – croyance largement démentie par l’histoire ; et le pacifisme relatif et réaliste qui peut s’efforcer d’éviter la violence de la guerre mais qui sait aussi s’y engager quand elle devient nécessaire par les faits ou par sa dimension défensive ou émancipatrice.

Stefan Zweig n’est peut-être qu’un moraliste… Il est possible que sa problématique de la guerre soit obsolète ou abstraite. Depuis 1945, nous savons plus encore qu’avant que la question de la guerre, tant son occurrence que la participation individuelle au conflit, est tout autant politique qu’éthique. Résistance des partisans français et étrangers d’hier ou patriotisme des soldats ukrainiens d’aujourd’hui, nous savons que la guerre peut avoir aussi comme enjeu la liberté. Liberté collective et liberté individuelle au sein du collectif d’existence qu’est une société et dans sa forme politique, un État. Toute existence individuelle est sociale et politique y compris dans ses besoins les plus vitaux ou primaires. L’individualisme bourgeois ou autre est une pure illusion, ou pire un confort égoïste.

C’est aussi le mérite de cette adaptation que de nous ramener à ces questionnements.

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Théâtre de la Bourse du Travail CGT, du 3 au 20 juillet à 16h relâche les 8 et 15 juillet. Informations : https://www.festivaloffavignon.com/spectacles/3548-la-contrainte

Tournée : 2025 Le Palace, Montataire 4 représentations les 25 et 26 février à 10h et 14h30 – Centre culturel François Mitterrand, Tergnier 2 représentations – le 28 février Espace culturel Jean Ferrat – Avion, 2 représentations le 28 mars – L’Escapade, Hénin-Beaumont 1 représentation (date à déterminer)

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