Un jour, Salim Djaferi, concepteur et comédien de ce spectacle, d’origine algérienne, demande à sa mère comment on dit « colonisation » en arabe. « Koulounisation » répond-elle. Intrigué, le jeune homme enquête d’abord sur ce curieux mot, résultat d’un emprunt linguistique et d’une interférence phonétique (le phonème « co » ouvert n’existe pas en arabe). Il poursuit alors son enquête auprès de diverses connaissances qui parlent l’arabe littéraire. Au terme, sans doute provisoire, de son enquête, il dispose de cinq vocables, qui connotent : l’occupation sans autorisation ; l’ordre, aux deux sens du terme ; la destruction (mot arabe rare utilisé par les traducteurs de Franz Fanon) ; l’acte de faire disparaître (dans le cas de la Palestine) ; « quand ils étaient là », expression usuelle et populaire.

Tout cela, Salim Djaferi nous l’apprend, avec une autorité souriante, didactique mais jamais dogmatique, au fil de ce court spectacle très réussi. Sa démarche d’enquête linguistique lui permet d’échapper avec élégance à la trivialité ordinaire du théâtre politique, et à la position victimaire. Elle nous permet de comprendre que la colonisation a été, entre autres choses, un processus de re-nomination : on a renommé les villes, les rues auxquelles on a aussi donné des numéros pour pouvoir localiser les habitants, les personnes qui ont vu leur nom « tribal » remplacé par un nom « civilisé ». Cette « mise en ordre », où le français a fonctionné comme langue de domestication, signifie concrètement qu’on ne connaît plus son nom, celui de sa ville, celui de ses voisins. Le phénomène est illustré par le parcours de la mère du comédien, qui s’est appelée successivement Fatima, Miléna, Mylène, Djellal (nom imposé par le colonisateur) ou Castel !

Ce spectacle est en accord avec un moment des études post-coloniales où les enjeux linguistiques et sémantiques sont devenus cruciaux. Conformément à la progression indéfinie de ces études, l’enquête qu’il mène ne se résout pas. Et il ne s’en tient pas à ces enjeux. Les mots débouchent sur des parcours de vie documentés, ils séparent les parents (qui parlent arabe) et leurs enfants francophones, et la violence coloniale fait irruption, violemment comme il convient, mais métaphoriquement : une éponge ayant absorbé un liquide rouge, suspendue à un fil, et s’égouttant peu à peu, est une métaphore plus parlante que n’importe quel discours. La mise en scène résulte d’un travail de plateau économe et efficace : quelques pavés de polystyrène et un fil, qu’au début du spectacle le comédien s’affaire à débrouiller, pour ensuite le tendre et y accrocher divers documents. Il faut dérouler la pelote des mots pour tenter de retrouver le fil de l’histoire en en défaisant les nœuds et en y suspendant quelques pièces à conviction.

Un spectacle très intéressant, instructif, élégant, pertinent. Chaudement recommandé.

Pierre Lauret

Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette 75011 Paris. Du 29 avril au 12 mai à 19h. Les samedis et dimanches à 17h, relâche le mercredi 8 mai et le jeudi 9 mai. Réservations : 01 43 57 42 14 ; www.theatre-bastille.com

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