Fin de vie, rapport à nos vieux, dislocation sociale ou psychique autant de thèmes qu’aborde la pièce tout en restant dans l’énergie de la vie et dans la vitalité du théâtre. Elsa Granat dramaturge reconnue, « metteuse au plateau » comme elle aime se définir et comédienne talentueuse s’y emploie avec intelligence en recherchant dans l’anachronie apparente entre Shakespeare et notre époque une synchronie plus profonde. La proposition est osée mais tellement forte, et belle ! Elle traduit une nécessité exprimée dans le prologue de la pièce : une servante1incarnée fait parler le plateau vide et sombre d’une voix atemporelle qui dit les rapports anciens, essentiels et compliqués entre humanité et théâtre… Mais le théâtre n’est-il pas l’art de faire exister en corps, actes et paroles nos drames, comédies ou tragédies ? Elsa Granat sait qu’il faut encore et toujours le tenter.

Une famille constituée d’un vieux père et de ses trois filles est dans l’excitation des préparatifs de mariage de la plus jeune. Le père perd sa petite dernière qui le quitte pour un autre homme. La fête signerait-elle sa défaite ? Il en meurt presque puisqu’il fait un AVC. Dans son coma, un souffle de vie fou et si humain a dû le réanimer, souffle-esprit shakespearien – Respire ou rien ! Au réveil, il évoque un royaume qu’il sait devoir perdre bientôt et pense à son héritage, tiraillé par une question : laquelle de ses trois filles l’aime le plus ? Ajoutée au délire de monarque anglo-saxon, elle confirme le diagnostic qui sera posé : le paternel est atteint du K.L.S., le King Lear Syndrome. Il dés-Lear… Délire de toute-puissance qui ne peut être celui d’un roi souverain : ils sont sortis de notre histoire. Serait-il celui du patriarcat ou du capitalisme ? Possible et révélateur… Un délire imprévisible, aléatoire, comme tiré aux dés et auquel l’entourage doit s’adapter. Ce délire est aussi un dé-lier, une déliaison familiale due au départ de la benjamine et une désocialisation par la vieillesse : « rampons vers la mort ! » répète-t-il lucide et pathétique. Du coup, le syndrome peut s’entendre en syn-drame, maladie vécue ensemble. C’est bien connu, quand un fou divague, le seul moyen de parvenir à l’influencer est d’entrer dans son délire. L’entourage devient vite celui d’un EPHAD où les filles aînées rendent des visites intéressées au père qui ne reconnaît plus la dernière. La synchronie fait son effet au cœur du syndrome et tout l’EPHAD se métamorphose en théâtre élisabéthain. Magie des costumes, des éclairages, de quelques accessoires et du jeu des corps. Le théâtre peut se permettre d’être plus fou que la folie, car il sait qu’il n’est pas fou mais vrai ! Elsa Granat assistée de Suzanne Barbaud à la dramaturgie, la scénographe Laure Grisinger, les acteurs et les figurants nous en font une grandiose démonstration qui nous atteint et réjouit tant que nous en venons à désirer nous en servir pour enchanter notre quotidien et, pourquoi pas, le transformer… Pourquoi demeurer si dociles ?

Télescopage des signes entre fiction et pathologie. Collision des espaces entre scène théâtrale et théâtralité de l’existence, la fin de règne devient fin de vie en maison de retraite, destitution en institution – on connaît. La vanité de la toute-puissance s’effondre en diagnostic de psychogériatrie et, retournement, la maladie acceptée ouvre à une autre santé ! Le spectacle s’emballe et les failles temporelles ou mentales dispersent les repères, en bien et en mal. Angoisse de la perte du Père, lui-même en perdition. Un sursaut viendra-t-il ? La pièce porte en sous-titre « Les mal élevés ». Les trois sœurs auraient-elles été mal élevées ? Sans mère et donc par un mâle élevées… Il leur manque le tiers de l’ancrage à la vie, transmission par le corps : nourriture-amour-soin. Les aînées sont corrompues par l’argent, fausse valeur ; la benjamine est romantique, valorisation imaginaire. Seule sa maternité sauvera Cordélia en lui ouvrant la voie de la reconnaissance… Le père, lui, est déjà élevé, trône royal ou patriarcal, mais mal car son trop grand pouvoir l’expose au KLS, à choir, déchoir dans un mouroir…

Le drame se noue peut-être dans ce hiatus : que devenons-nous si les anciens se transforment en épaves et la descendance en rapaces et proies ? Mille raisons d’abolir le patriarcat et le capitalisme, mais quid de « la loi du père » ? Bébé jeté avec l’eau du bain ? Il faut entendre ce concept psychanalytique dans sa dimension anthropologique : Loi ou Nom du père, mais aussi Non du père. L’acte de civilisation, au sens où il nous élève de l’animalité qui est notre origine récurrente à l’humain qui est notre devenir incertain, est d’abord un acte symbolique ou de parole. Un acte de discours porté traditionnellement par le père biologique mais pas nécessairement. Il suffit qu’une parole faisant autorité (sans tyrannie) inscrive le petit d’humain dans une filiation par un discours qui le fasse renoncer à l’immédiateté (incestueuse ou agressive) du désir en orientant celui-ci vers l’Autre, désir dévié vers un ailleurs qui le construise et l’augmente, qui l’édifie dans des valeurs de vie (biologique et sociale). Ceci fait écho à la double et géniale fin de la pièce : le père Lear va-t-il partir sans parler au fils de Cordélia ? Pourra-t-il, avant sa fin, lui parler non comme un délirant mais comme un père grand-père ? Moment final sublime où l’inventivité théâtrale n’a d’égale que le talent des acteurs.

Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Elsa Granat, Clara Guipont, Laurent Huon, Bernadette Le Saché, Édith Proust, Hélène Rencurel et cinq interprètes amateurs sont tous dans une énergie qui fait flamber le plateau et irradie la salle, force théâtrale autant que vitale. N’oublions pas Lila Meynard pour la lumière, John M. Warts pour le son. Marion Moinet signe les costumes, de ville et de théâtre.

Ce merveilleux spectacle de la Compagnie au nom si juste de Tout un ciel – Fictions collectives est une œuvre si collective que nous, spectateurs et au-delà, y avons notre part. Il ne fait pas que nous concerner, nous sommes pris dans ses jeux et enjeux, il convoque un Je-Nous dont l’articulation peut parfois souffrir mais qu’il faut soigner sans relâche, panser et repenser, sous peine de ne pas pouvoir avancer sur le chemin de l’humain.

Jean-Pierre Haddad

Au Théâtre Gérard Philippe, CDN de Saint-Denis, 59, boulevard Jules Guesde.

Du 19 janvier au 4 février 2022 Du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h et dimanche à 15h30, relâche le mardi. Réservation au 01 48 13 70 00 ou https://tgp.theatregerardphilipe.com/

1Lampe restant allumée lorsque le plateau est déserté entre deux représentations, faisant ainsi que jamais la scène ne soit dans le noir…

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