Adapter pour la scène le monumental et foisonnant roman de Dostoïevski relève de l’exploit. Jean Bellorini réussit, en quatre heures vingt (à sa création à Avignon cet été, la pièce était plus longue), à garder ce qui faisait la richesse du roman et l’originalité de son écriture où alternent le récit de la vie de la famille Karamazov, une intrigue policière et des discours plus philosophiques. La famille d’abord, trois fils légitimes, Dimitri l’aîné, impétueux, habité par le désir, en concurrence avec son père pour la possession d’une femme Grouchenka, Ivan, philosophe rationaliste et athée et enfin le cadet, Aliocha, le mystique, qui se met à douter au contact de cette famille infernale. S’y ajoutent un fils illégitime, Smerdiakov, dont son père a fait un domestique, cynique et plein de haine et enfin, Fiodor le père, vulgaire, colérique, égoïste et jouisseur. Tous ont envie de tuer ce père dont Dimitri dit « Mais qu’est-ce que ça fait sur terre un homme comme ça ». Le meurtre du père va faire ressortir toutes les questions qui agitent ces hommes, celle du bien et du mal qui luttent en eux, celle de la culpabilité, du remord, de la foi et du doute, car si Dieu existe, comment peut-il avoir voulu un monde où triomphent le cynisme, la violence et l’injustice.

Théâtre : Karamazov
Théâtre : Karamazov

Comme dans le roman, un narrateur (Camille de La Guillonnière) présente l’histoire et la commente. Le récit alterne avec des moments plus philosophiques. De beaux monologues sont préservés, comme celui du Capitaine Sneguiriov défendant sa dignité ou la parabole si dérangeante du Grand Inquisiteur, qui ne s’arrête pas à la question de l’existence de Dieu et de la lutte du Bien et du Mal, de la souffrance et de l’expiation des péchés mais l’élargit à la question de la liberté individuelle et du besoin d’autorité qui hanterait les hommes.

Sur scène des planchers mobiles amènent les personnages qui glissent les uns vers les autres, se croisent, se rencontrent ou s’éloignent. Des cubes de verre créent des espaces isolés, d’un côté une petite datcha misérable, celle du Capitaine et de son fils Ilioucha, de l’autre celui où se rencontrent Karamazov et ses fils dans un espace étriqué propre à l’explosion des haines et de la violence. Sur un grand toit un personnage ou l’autre évoque ses sentiments, ses rêves.

La marque distinctive de Jean Bellorini, comme dans sa mémorable adaptation des Misérables dans Tempête sous un crâne , c’est la présence de la musique. Des chants religieux, un flamenco ironique, des chants profanes, des morceaux instrumentaux magnifient la force poétique et lyrique du texte. Lorsque Fiodor espère la venue de Grouchenka que convoite aussi Dimitri, l’un des chanteurs-acteurs se met à chanter Tombe la neige et c’est toute la tristesse et l’émotion de la chanson d’Adamo que l’on redécouvre.

Dans le travail de cette troupe d’acteurs, aussi chanteurs et musiciens la personnalité de chacun n’est pourtant pas écrasée par le chœur. Parmi eux on retiendra Clara Mayer incarnant une Grouchenka à la voix gouailleuse qui se venge sur Fiodor et Dimitri de son abandon par l’homme qu’elle aimait autrefois et Jacques Hadjaje qui est un Fiodor hurleur, luxurieux, totalement dépourvu de sens moral et monstrueux d’égoïsme. Geoffroy Rondeau donne de la profondeur au personnage d’Ivan le philosophe, l’athée qui devrait incarner la raison, mais qui comme les autres est plein de contradictions, amoureux sans espoir, tellement plein de haine pour son père qu’il se demande si ce n’est pas lui qui l’a tué.

Jean Bellorini réussit avec passion à lier une grande œuvre littéraire au monde du théâtre. On sort de la salle habité par les questions morales que pose Dostoïevski, même si l’on s’en sentait éloigné de prime abord, hanté par ses personnages et ébloui par son écriture. C’est une belle réussite !

Micheline Rousselet

Lundi, jeudi et vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 15h.

Théâtre Gérard Philipe

59 Bld Jules Guesde, 93200 Saint Denis

Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 48 13 70 00


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