Dans le cloître des Célestins, la nuit va bientôt tomber, comme une chute. Pour le moment, les musiciens s’installent en face-à-face sous les grands platanes mais de profil par rapport aux gradins. L’Orchestre de Chambre de l’Auditorium de Saragosse – Grupo Enigma, dirigé par Asier Puga se répartit : à gauche clavier, clarinette, flûte et saxophone basse ; à droite violon, alto et violoncelle et dans leur dos, quatre chanteurs de la Schola Cantorum Paradisi Portae également de Saragosse, ancienne ville très catholique de la couronne d’Espagne. Mais la musique avait déjà commencé, comme sortant de nulle part, un bruit de vent dans des branches d’arbres – quelque chose d’inquiétant dans ces bruissements ? Les musiciens commencent à jouer dirigés depuis le centre vide du dispositif bifrontal. Le chef aux lunettes noires est vêtu de tulle bleuté qui laisse apercevoir des parties de son corps. Celui qui commande est exposé, vulnérable… Le centre de scène n’est pas complètement vide, un tabouret y est posé sur la terre sèche de cet espace clôturé. Qui se tabouret attend-il ?

Et puis, elle apparaît, d’abord au loin dans les coursives à pas vifs, puis traversant l’espace scénique, La Ribot, l’originale et fantasque performeuse, danseuse et chorégraphe espagnole. Énigmatique sous son tulle rose saumon volant au vent. Son acolyte est un géant sombre sous sa capuche et ses vêtements de gardien de prison. Le ballet commence, chorégraphie sur tabouret. L’espace est contraint mais les mouvements sont encore possibles : bras, tête, jambes, mains, doigts, chaque articulation de La Ribot exécute sa danse et tout le corps croit encore à sa liberté. L’espèce de geôlier danse-t-il ? Il bouge, s’agite, va et vient dans une surveillance nerveuse, œuvrant autour ou sur la danseuse assise, exerçant un contrôle aussi total qu’inquiet. Il enlève ses bottines à Juana pour lui enfiler maladroitement des chaussures à triple brides comme on mettait les fers aux enfermés – image subliminale. La partition avance comme la nuit qui progresse, entre polyphonie baroque et musique concrète acoustique.

Devant nous, ce pourrait être Esméralda et Quasimodo, sauf que c’est Juana 1era de Castilla et son gardien. Jeanne 1ère de Castille (1479-1555), fille des Rois Catholiques Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, mariée à un Habsbourg pour des raison politiques sera l’ancêtre d’une lignée d’épouses de rois et d’empereurs. Juana La Loca, Jeanne la Folle, c’est elle ! On entend « Sanctissima ». De quelle folie s’agit-il ? Simplement celle d’amour pour un mari non choisi mais chéri et mort trop jeune. Jeanne refusa de se séparer de sa dépouille alors on l’enferma et nous la retrouvons là en cette nuit ventée, « cloîtrée » sur ce tabouret tournant comme les aiguilles affolées du temps.

L’espace scénique se vide entièrement. Comme la nuit est maintenant bien avancée, la voix off du spectacle annonce que l’on peut allumer son portable pour visionner une vidéo grâce à un QR Code à scanner sur la feuille de salle. On y surprend Jeanne-La Ribot qui danse encore, buste nu en torsade. Danse assise et tournoyant, se noyant de tourner en rond entre quatre murs. L’assignation à la folie peut, quand elle émane d’un pouvoir arbitraire, devenir une prédiction auto-réalisatrice : pour rendre folle une personne, il suffit de l’enfermer sans raison. La nuit se fait aussi sur l’intime vidéo de l’injuste réclusion. Pour mémoire, c‘est son propre fils, Charles Quint, qui fit enfermer Juana au couvent de Tordesillas… Couvent des « chaises torsadées » ? Une torsade est une contrainte exercée sur une matière libre mais il peut en résulter une grâce sculpturale.

La suite ? Dans la nuit complètement noire, la voix annonce des bicyclettes et une chute… Puis, ce sera la composition in situ du tableau final : nature morte ou reine morte se confondant à la nuit noire des Célestins. Le spectacle ne se termine pas vraiment, il s’efface dans une émotion indicible.

Cette création du Festival 2024 est une œuvre magistrale. La Ribot et Asier Pugo nous offrent-là un poème lyrique et chorégraphique d’une force inouïe. Force du sujet et puissance de la représentation. L’œuvre nous fait mesurer à quel point une libre création artistique peut inventer des liens de sens entre des temps, des lieux, des formes et des contenus extrêmement différents, éloignés et nous les rendre accessible par les sens. C’est sans doute le pouvoir de la fiction que de faire de cette Juana ficcion une performance parfaite au sens où il ne lui manque rien puisqu’elle atteint le maximum d’effets possibles en son projet.

Il y a l’assignation injuste à la folie et il y a la signature d’une juste folie. L’art possède une sorte de droit à la folie, il est fondé à tout tenter au-delà du raisonnable, du sens commun et des normes pour peu qu’il parvienne à sublimer le réel par l’imaginaire en créant quelque chose de grand, de rare, de fort, de beau. Ce n’est pas facile car il faut y mettre de l’art et du talent. Celui de La Ribot, vraie « lionne d’or » de La Biennale de la Danse de Venise, est immense !

Jean-Pierre Haddad

Festival d’Avignon, Création 2024. Cloître des Célestins, Place des Corps-Saints. Les 3,4, 5,6 et 7 juillet 2024 à 21h.

Informations : https://festival-avignon.com/fr/edition-2024/programmation/juana-ficcion-348480

Tournée : Du 5 au 8 septembre 2024, La Bâtie Festival de Genève (Suisse) ; les 13 et 14 septembre 2024, Centro de cultura contemporanea Condeduque de Madrid (Espagne).

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